Médiations judiciaires et administratives dans les sociétés religieuses.

Médiations judiciaires et administratives dans les sociétés religieuses.

Peut-on parler de médiation judiciaire et administrative dans les sociétés religieuses ?

La réponse à cette question nécessite de questionner le droit propre de ces sociétés à savoir :

  • le droit canonique pour l’Église catholique,
  • la discipline dans les Églises protestantes,
  • la Charia et le Fiqh pour l’Islam,
  • la Thora, le Talmud, la Mishna, les Takkanot et les Res­ponsa pour le judaïsme, etc.

Pour ce qui concerne les Églises chrétiennes, commençons par quelques passages des Écritures :

  • Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés ; ne condamnez pas, et vous ne serez pas condamnés. Pardonnez, et vous se­rez pardonnés. (Luc 6, 37)
  • Votre Père qui est aux cieux ne veut pas qu’un seul de ces petits soit perdu. Si ton frère a commis un péché contre toi, va lui faire des reproches seul à seul. S’il t’écoute, tu as gagné ton frère. S’il ne t’écoute pas, prends en plus avec toi une ou deux personnes afin que toute l’affaire soit réglée sur la parole de deux ou trois té­moins. S’il refuse de les écouter, dis-le à l’assemblée de l’Église ; s’il refuse encore d’écouter l’Église, considère-le comme un païen et un publicain. Amen, je vous le dis : tout ce que vous aurez lié sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que vous aurez délié sur la terre sera délié dans le ciel. (Mt 18, 14-18)
  • Mets-toi vite d’accord avec ton adversaire pendant que tu es en chemin avec lui, pour éviter que ton adversaire ne te livre au juge, le juge au garde, et qu’on ne te jette en prison. (Mt, 5, 25)
  • Lorsque l’un d’entre vous a un désaccord avec un autre, comment ose-t-il aller en procès devant des juges païens plutôt que devant les fidèles ? (Co, 6, 1)

De ces passages, interprétés à la lumière de l’ensemble de l’Écriture et de la tradition chrétienne, nous retiendrons cinq points :

  • 1. Les fidèles doivent rechercher par le dialogue, un ac­cord avec leur adversaire ;
  • 2. En cas d’échec, ils doivent faire appel à des tiers, agis­sant comme témoins ou médiateurs[4] ;
  • 3. Les apôtres ont reçu le pouvoir de lier et délier pour le bien de la communauté ;
  • 4. Tous doivent éviter les procès à l’intérieur de la commu­nauté et, a fortiori en dehors d’elle ;
  • 5. Chacun est invité respecter les autres, y compris ceux qui se comportent comme des païens.

Chez les chrétiens, la justice a fonctionné, au point qu’aux IVe et Ve siècles, certains évêques, dont saint Augustin, se plaigni­rent d’être surchargés de procès, qui les détournaient de leur vraie mission.[5]

Au XXe siècle, le Concile Vatican II a profondément modi­fié la vision que l’Église catholique avait d’elle-même, en passant d’une Église hiérarchique, vue comme société parfaite, à une Église basée sur la communion entre les fidèles d’égale dignité, du fait de leur baptême[6]. Ainsi la justice de l’Église a-t-elle désormais pour objet le salut des âmes et « la reconstitution de la communion ecclésiale »[7]

Le 15 août 1967, peu après le Concile Vatican II, le pape Paul VI a considéré qu’il ne suffisait pas de donner des droits et des obligations aux fidèles, mais qu’il fallait aussi leur donner le moyen de les faire respecter, notamment vis-à-vis des abus de pouvoir de la hiérarchie ecclésiastique. Il a ainsi créé une sec­tion administrative au sein du Tribunal suprême de la Signature apostolique, chargée de trancher « les contestations nées de l’exercice du pouvoir administratif ecclésiastique ».

En 1983, l’Église a révisé son code de droit canonique pour l’Église romaine[8], en évoquant la médiation conventionnelle (avant les procès) et judiciaire (au cours des procès), comme indiqué ci-après :

Can. 1733 — § 1. Il est hautement souhaitable que chaque fois qu’une personne s’estime lésée par un décret, le conflit entre elle et l’auteur du décret soit évité et que soit recherchée entre eux d’un commun accord une solution équitable, en utili­sant au besoin la médiation et les efforts de sages, pour éviter le litige ou le régler par un moyen adéquat.

Can. 1733 — § 2. La conférence des évêques peut décider que soit constitué de manière stable dans chaque diocèse un organisme ou un conseil dont la charge sera de rechercher et de suggérer des solutions équitables selon les normes établies par la conférence ; mais si la conférence ne l’a pas ordonné, l’Évêque peut constituer un conseil ou un organisme de ce genre.

Can 1446 — § 2. Au début du procès et même à tout mo­ment, chaque fois qu’il entrevoit quelque espoir d’une solution favorable, le juge ne doit pas omettre d’exhorter et d’aider les parties à chercher d’un commun accord une solution équitable à leur différend, et il leur indiquera les moyens convenables à cette fin, en ayant notamment recours à la médiation de sages.

En application du canon 1733 § 2, l’Église a expérimenté la médiation dans de nombreux pays avec des modalités et des résultats variables :

En France, le Secrétariat général de l’épiscopat a publié en 1993 un document intitulé « Laïcs chargés d’une mission dans l’Église », invitant les diocèses volontaires à mettre en place des conseils de médiation. Vingt-sept diocèses pilotes les ont expéri­mentés en 1994 et 1995, mettant en évidence deux difficultés :

  • le caractère obligatoire ou non des accords de médiation vis-à-vis de l’autorité ;
  • le fondement juridique incertain des conseils interdiocé­sains.

Ainsi, la Conférence des évêques de France a adopté, le 6 no­vembre 1996, un décret prévoyant que chaque évêque crée un « conseil diocésain de médiation » pour rechercher des solu­tions équitables en cas de conflit. Ce décret ayant été approuvé par la Congrégation des évêques du Saint-Siège, 40 évêques français ont créé de tels conseils, 21 ont choisi de ne pas en créer tandis que les autres restaient indécis[9].

Outre ces conseils diocésains, quelques instances nationales de médiation ont été créées et fonctionnent encore aujourd’hui :

  • En 2001, la Conférence des évêques de France a créé en son sein un Service des Accueil et Médiation pour la vie reli­gieuse et communautaire (SAM)
  • En 2013, l’article 83 des statuts de l’enseignement catho­lique[10] indique « En cas de désaccord, voire de crise, les personnes peuvent être accompagnées sous la forme de mé­diation. Il s’agit d’un processus volontaire guidé par un tiers indépendant et impartial ; les décisions et accords qui interviennent sont le seul fait des personnes concer­nées par la médiation. » Un groupe de médiateurs a été mis en place et fonctionne[11].

À l’étranger, le canon 1733 §2 a reçu diverses formes d’application, par exemple :

  • Aux Pays-Bas, quatre diocèses sur sept ont mis en place un conseil, avec un certain succès, puisque la moitié des 30 médiations effectuées en 1999 et 2000 ont abouti à un ac­cord ;
  • Aux États-Unis, la Canon Law Society of America (CSLA) a adopté un rapport sur les procédures équitables de résolution alternatives des conflits (due process), qui a permis d’aboutir à un accord dans plus de la moitié du mil­lier de cas traités. En 1991, le rapport est actualisé, en prévoyant trois types de procédures à savoir la concilia­tion, l’arbitrage et le procès administratif.

Malgré ces avancées dans de nombreux pays, la médiation dans l’Église catholique n’a pas reçu le succès escompté, sans doute du fait de quatre raisons suivantes :

  • souvent, l’Eglise préfère nier les conflits plutôt que les abor­der[12] ;
  • souvent les médiateurs retenus n’étaient pas formés à la mé­diation ;
  • souvent, les médiateurs étaient des prêtres, dépendants des évêques, et donc non indépendants des parties ;
  • souvent, les évêques ont remis en cause les accords de mé­diation conclus dans leur diocèse.

Plus fondamentalement, la justice administrative de l’Église propose cinq étapes pour rétablir la communion en cas de con­flits, dont trois prévoient une médiation possible ou recommandée :

  • 1. S’apaiser en reconnaissant sa part de responsabilité, et en priant pour demander la paix ;
  • 2. Rencontrer l’adversaire seul à seul, avec une communica­tion non violente ;
  • 3. Faire recours aux sages en demandant une médiation ;
  • 4. Faire un recours hiérarchique, en demandant éventuelle­ment une médiation à ce stade ;
  • 5. Faire un recours contentieux, en demandant éventuelle­ment une médiation à ce stade.

Personnellement, j’estime que la médiation est tout à fait fonda­mentale dans l’Église, car elle seule permet une juste réconciliation entre les parties, contrairement :

  • au silence qui, sous prétexte d’éviter les conflits, cau­tionne des comportements injustes,
  • au procès qui fait un gagnant et un perdant,
  • à la soumission qui s’oppose à l’obéissance, parce que la personne qui se soumet entend l’autre, mais elle nie ses propres intuitions et, finalement son intégrité.

En conséquence, il importe de créer et de développer un ré­seau des médiateurs des Églises, croyances et religions (ReMede), relié au Conseil international de la médiation d’une part, et aux hiérarchies respectives des sociétés religieuses d’autre part, pour promouvoir la médiation dans ces Églises et sociétés, et pour y effectuer des médiations en s’appuyant sur leur spiritualité et leurs valeurs respectives[13].

Alain Ducass, coach, médiateur et canoniste


[1] https://canonistes.org

[2] https://energeTIC.fr/mediation/

[3] La « Conférence internationale de la médiation pour la justice » (CIMJ), créée en 2009 est devenue en mai 2019, le Conseil international de la médiation, association sans but lucratif, constituée selon la loi française du 1er juillet 1901. Son objectif est de créer un réseau des acteurs internationaux de la médiation.

[4] Un approfondissement exégétique serait bienvenu pour être plus précis.

[5] Jean Gaudemet, Église et cité, histoire du droit canonique, Paris, Cerf, Montchrestien, 1994, p. 112.

[6] Lumen Gentium, constitution dogmatique sur l’Église, 21 novembre 1964.

[7] Benoit XVI, pape discours du 4 février 2011 à l’Assemblée plénière du Tribunal suprême de la Signature apostolique.

[8] et en 1990 pour les Églises orientales ;

[9] Donguy (Jean), « Application en France des canons 1733 et 1734 relatifs aux conseils de médiation ». Mémoire de droit canonique soutenu le 2 juin 2000 à la faculté de droit canonique de Paris.

[10] Les statuts de 2013 de l’enseignement catholique ont introduit un article 83 consacré à la médiation alors qu’il n’y en avait pas dans les précédents statuts de 1992.

[11]  https://groupemediations.com

[12] L’injonction du droit canonique : « Il faut s’efforcer d’éviter les conflits » prête à mon avis à confusion. J’aurais préféré qu’il dispose « « il faut s’efforcer d’éviter la violence des conflits »

[13] Au début de l’année 2020, le réseau ReMede comporte une dizaine de médiateurs ayant exercé leur art dans l’Eglise, et il est en train de se structurer à l’instar du réseau Talenthéo pour les coachs chrétiens.

À propos de l’auteur

Yves Alain administrator

Je suis un homme ordinaire, évoluant d'une posture de sachant à celle de sage. La vie m'a donné de nombreux privilèges : français, catholique, marié, père de six enfants, grand-père, ingénieur polytechnicien, canoniste, médiateur, coach, écrivain et chef d'entreprise (https://energeTIC.fr) Il me faut les lâcher peu à peu pour trouver l'essentiel. Dans cette quête, j'ai besoin de Dieu, de la nature et peut-être de vous.