38_Huber89nov2008

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Coram  HUBER

 Crainte

 Tribunal régional de Sicile (Italie) – 19 novembre 2008

P.N. 19.799

Constat de nullité

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PLAN  DE  L’IN  JURE

  1. LA CRAINTE RÉVÉRENTIELLE
  2. Le caractère « extrinsèque » n’existe pratiquement pas

2 La mesure de la gravité de la crainte

  1. Le lien de causalité entre la crainte et la décision du mariage
  1. LA PREUVE DE LA CRAINTE
  2. Les objets de la preuve
  3. Les moyens de la preuve
  4. Aversion pour le mariage avec une personne déterminée
  5. Les personnes à interroger
  6. Les circonstances
  7. La nécessaire liberté et la crainte refoulée

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EXPOSÉ  DES  FAITS  (résumé)

 Au mois d’août 1984, Agata E. fait la connaissance de Carmelo, avocat, de 9 ans plus âgé qu’elle. Au mois de novembre de la même année elle rencontre Fabio, qui lui plaît davantage, tant sous l’aspect de l’âge que sous l’aspect physique. Lorsque les parents d’Agatha font eux aussi la connaissance de Carmelo au début de l’année 1985, ils en sont heureux et s’efforcent d’amener leur fille à se rapprocher de lui. La mère d’Agata vante les qualités et le statut économique de Carmelo et elle a avec sa fille des discussions houleuses où elle lui représente le réconfort que son union apporterait à son père très malade.

 

Le mariage est célébré le 19 septembre 1987. Agata a 23 ans et Carmelo 32 ans. La vie conjugale n’est pas heureuse et la naissance d’une fille, en octobre 1988, ne permet pas aux époux de pacifier leurs rapports. Le 31 août 1990, Carmelo quitte le domicile conjugal et le divorce est prononcé le 28 décembre 1995.

 

Le 9 octobre 2000, Agata, désireuse de retrouver sa pleine liberté, adresse un libelle au Tribunal ecclésiastique de Sicile, accusant son mariage de nullité pour violence et crainte subies par elle-même. Le 11 avril 2003, le Tribunal rend une sentence négative, infirmée le 15 septembre 2005 par le Tribunal d’appel de Campanie.

 

En 3° instance à la Rote, le doute est concordé, le 1° décembre 2007, sous la formule suivante : La preuve est-elle rapportée que le mariage en cause est nul pour crainte infligée à l’épouse ?

EN DROIT

 

  1. Les Auditeurs soussignés estiment recevable et prouvé ce qu’exposent (dans leur IN JURE) les deux sentences précédentes. Ce n’est que pour la clarté et pour un certain complément qu’ils entendent ajouter quelques remarques.

 

Pour déclarer la nullité du mariage pour crainte, le c. 1103 requiert que la crainte provienne « de l’extérieur », qu’elle soit « grave » et qu’elle soit telle que « quelqu’un, pour s’en libérer, est forcé de choisir le mariage ».

 

  1. LA CRAINTE RÉVÉRENTIELLE

 

Ces caractéristiques sont également postulées dans la crainte révérentielle, qui se distingue de la crainte commune en raison de la sujétion affective entre l’auteur de la crainte et la victime de la crainte, en raison de l’objet, qui est une indignation prolongée, et en raison des moyens.

 

  1. Le caractère « extrinsèque » n’existe pratiquement pas

 

Avant tout il apparaît clairement que, dans ce genre de crainte, le caractère « extrinsèque » n’existe pratiquement pas. La crainte tout entière est fondée sur la sujétion affective de celui qui subit la crainte vis-à-vis de ses parents ou de personnes analogues, comme l’enseigne Saint Alphonse : « La crainte révérentielle est celle par laquelle quelqu’un hésite à résister à une personne à qui il est soumis, comme le père, la mère, le grand-père, le beau-père, le mari, le Roi, le Maître, le Prélat, le tuteur, le curateur, comme l’enseignent les docteurs avec Sanchez »[1].

 

Dans ce genre de crainte il n’y a, de la part de l’auteur de la crainte, ni menaces, ni graves faits comminatoires. Il y a des prières inopportunes et très insistantes, des reproches, des vexations, des lamentations, des invitations, des désirs, des conseils, des persuasions. Tout le monde voit que l’extrinséité est réduite au minimum et que les limites entre crainte « de l’extérieur » et crainte « de l’intérieur » s’estompent presque entièrement. Il n’est donc pas étonnant que de nombreux docteurs désirent la suppression des termes « ab extrinseco », alors que le mot « injuste » (« de façon injuste ») a déjà été supprimé du canon.

 

  1. La mesure de la gravité de la crainte

 

Si quelqu’un est un familier de la Jurisprudence Rotale, il sait que la gravité de la crainte doit être mesurée presque uniquement à l’aune de la personnalité de celui qui la subit. On lit à ce sujet : « Cependant le mal doit être évalué non seulement sous son aspect objectif, mais aussi et surtout sous son aspect subjectif ; quelle que soit la force morale qui cause la crainte, celle-ci consiste toujours en un ‘trouble de l’âme’ ; c’est pourquoi l’état de l’âme doit toujours être examiné pour qu’on juge si le contractant a véritablement considéré ou non le péril envisagé comme véritablement sérieux. Cette recherche psychologique revêt une importance particulière par exemple dans le cas de ce qu’on appelle ‘la crainte révérentielle’, qui, de soi, est légère puisqu’elle consiste dans une sujétion naturelle qui nous lie la plupart du temps, de façon générale, aux parents ou aux supérieurs, mais qui peut parvenir au niveau d’une véritable crainte grave si elle est caractérisée par des prières instantes, déplaisantes, ou brutales, qui arrivent à persuader le sujet que la grave indignation des parents ou des supérieurs va durer longtemps »[2]. Nous sommes ainsi avertis que ce n’est plus un critère absolu qui est à considérer, mais un critère relatif, c’est-à-dire relatif à une personne déterminée. Le juge doit voir dans chaque cas si, pour telle personne, le mal est grave, s’il est léger pour d’autres.

 

  1. Le lien de causalité entre la crainte et la décision du mariage

 

Le sujet qui est victime de la crainte est placé entre deux extrêmes : ou le mariage à célébrer, ou le mal à subir. Si la victime de la crainte se décide pour se libérer du mal, la crainte est considérée comme suffisamment grave pour invalider le mariage. Dans ce cas il y a un lien de causalité entre la crainte et la décision du mariage. Le mariage est conclu véritablement « à cause » de la crainte, et non « avec » la crainte, parce que la cause du mariage est attribuée à la crainte qui existe dans l’esprit de celui qui en est la victime.

 

  1. LA PREUVE DE LA CRAINTE

 

  1. En ce qui concerne la preuve, il faut bien distinguer les objets de la preuve et les moyens de la preuve ».

 

  1. Les objets de la preuve

 

Parmi les objets de la preuve on recense : le fait extérieur de la coaction, le fait interne de la crainte, le lien de causalité entre la décision et la célébration du mariage.

 

  1. Les moyens de la preuve

 

Quant aux moyens de la preuve, il est utile de rappeler ceci :

 

  1. Aversion pour le mariage avec une personne déterminée

L’axe central de la preuve est constitué par l’aversion pour le mariage à contracter avec une personne déterminée. Il n’est pas requis une aversion initiale. Il peut arriver en effet qu’une partie, au début des fréquentations, ressente de l’amour pour son partenaire. Au cours du temps, la partie connaît mieux le caractère et la nature de l’autre partie. Il n’est pas rare que la partie change d’avis avant le mariage et qu’elle passe de l’amour à l’aversion. C’est pourquoi, à l’approche du mariage, il existe une aversion grandissante et finale, qui ne peut pratiquement pas être surmontée sans une coaction externe.

 

  1. Les personnes à interroger

Il faut entendre en premier la victime de la crainte, qui peut révéler au juge pourquoi elle s’est sentie contrainte à se marier et pourquoi elle a fait ce qu’elle ne voulait faire en aucune façon. Selon la jurisprudence établie de Notre For, dans les causes portant sur la crainte la déclaration de celui qui a subi la crainte est à prendre en grande considération. Il sait en effet s’il a célébré son mariage consciemment et librement, ou non.

 

Il faut ensuite interroger l’auteur de la crainte, qui connaît les faits qu’il a commis. Qu’il dise pourquoi et comment il a infligé de la crainte à la partie.

 

Viennent après cela les dépositions de ceux qui ont constaté directement la coaction et qui ont appris quelque chose soit de la part de la victime de la crainte soit de la part de l’auteur de cette crainte. Il ne faut pas compter les témoins. Il faut rechercher si ceux-ci sont capables de considérer attentivement les circonstances et de les rapporter au juge avec diligence. Ce qui importe donc, c’est la qualité des témoins, non leur quantité.

 

  1. Les circonstances

Enfin il faut considérer toutes les circonstances : antécédentes, concomitantes et subséquentes.

 

Peuvent apporter une grande lumière pour un jugement correct : l’âge, le sexe, l’éducation, le caractère tant de la victime de la crainte que de l’auteur de la crainte, l’évolution des fréquentations avant le mariage, le jour du mariage, la consommation du mariage, la génération d’enfants, la vie commune, la fidélité conjugale, les causes de la rupture de la vie conjugale, la séparation personnelle des conjoints, la demande du divorce, le remariage.

 

  1. La nécessaire liberté et la crainte refoulée

 

Il n’est pas permis d’oublier, en terminant, que c’est la liberté dans la décision de contracter mariage qui est à rechercher, et non la liberté dans la prestation du consentement. Il faut être très attentif aussi à la crainte refoulée. Il peut arriver en effet que la partie qui a été contrainte se décide à remplir les obligations qui sont nées de son consentement donné par crainte. Si la victime de la crainte mène une vie conjugale pendant plusieurs années, a des enfants et ne rompt pas la vie commune de sa propre volonté, on ne doit pas conclure aussitôt à un véritable consentement. Cette façon d’agir en effet peut s’expliquer par beaucoup de raisons, surtout par la conscience subjective que le mariage est valide, par un manque de la connaissance requise et par l’absence de conseils opportuns. Pour contracter un mariage valide, il ne suffit pas d’une persuasion subjective, mais il est demandé en outre la liberté, à laquelle personne ne peut renoncer en se mariant.

 

 

EN FAIT (résumé)

 

  1. Remarques préliminaires

 

Bien que le mari, partie appelée, ait écrit au Tribunal d’appel que les allégations de l’épouse sont des mensonges, il est difficile de ne pas faire confiance à la demanderesse et aux témoins, en raison des nombreux faits et documents qui plaident en faveur de l’épouse.

 

Il ne s’agit pas, dans le cas présent, d’une crainte commune mais d’une crainte révérentielle. Les témoins, qui ignorent cette distinction, parlent comme si tout ne concernait que la crainte commune, par exemple : « Je confirme que la demanderesse a délibérément choisi de se marier sans subir de coercition et de violence ». En général ils semblent plus nier les menaces que la crainte révérentielle.

 

2 L’aversion de l’épouse pour le mari et pour le mariage avec lui

 

Dans son libelle, Agata reconnaît avoir été attirée par Carmelo, dont la situation d’avocat lui « assurerait une meilleure insertion sociale », mais lorsqu’elle fait en novembre 1984 la connaissance de Fabio elle en tombe éperdument amoureuse. Toutefois le jeune homme ne répond pas à son amour, ce qui affecte beaucoup Agata.

 

Fin janvier 1985, Carmelo commence à venir régulièrement chez les parents d’Agata et les relations entre les deux jeunes gens s’orientent vers le mariage. « Toutefois, déclare Agata, à l’approche du mariage je n’étais pas heureuse parce que je pensais encore à Fabio mais parce qu’en même temps j’avais peur de déplaire à mes parents et d’aggraver l’état de santé de mon père si je ne me mariais pas avec Carmelo ». Agata confirmera en seconde instance cette déposition.

Les témoins confirment tous l’aversion d’Agata pour Carmelo : la mère de l’épouse : « Ma fille se disputait continuellement avec moi et me répétait qu’elle en avait assez de Carmelo […]. Elle me disait que Carmelo ne lui plaisait pas, elle pleurait […]. Cela a continué jusqu’au mariage ». Disent la même chose Francesco, le Père S., Anna, Giuseppe, le P. Angeli, qui connaissait bien Carmelo et qui déclare : « Il souffrait de se voir rejeté par Agata ». « Tout de suite après le voyage de noces, déclare le curé d’Agata, elle me disait qu’elle ne voulait pas l’épouser, qu’elle n’éprouvait aucun sentiment pour lui ».

 

Notre conclusion est que, dans le cas présent, l’aversion grandissante et finale de l’épouse, tant vis-à-vis du mari que vis-à-vis du mariage, ressort pleinement des actes.

 

  1. La crainte grave

 

Non seulement Agata s’est mariée contre son gré, mais sous l’effet d’une contrainte grave. Les déclarations de l’épouse sont très claires dans ses deux dépositions, et elles sont confirmées par des témoins de poids.

 

La mère d’Agata, en effet, reconnaît qu’elle a fait pression sur sa fille, en lui disant qu’un refus de sa part d’épouser Carmelo risquait d’aggraver la maladie de son père, et elle ajoute : « Ma fille est substantiellement liée à nous et donc elle a dû suivre nos indications […]. Mon erreur a été de poursuivre ma route à sa place, sans tenir compte de ses sentiments profonds et de sa volonté ».

 

Un ami du mari, Giuseppe, raconte avoir été témoin de discussions entre Agata et sa mère : « La fille disait à sa mère : ‘C’est vous qui m’avez forcée à épouser Carmelo’ ». Ce dernier témoignage, même s’il se rapporte à la période post-matrimoniale, est important car Giuseppe a entendu « plusieurs fois », et à une époque non-suspecte, ces reproches d’Agata qui attribuait la cause du mariage non pas à elle-même, mais à ses parents et surtout à sa mère.

 

Plusieurs témoins attestent des pressions et des contraintes subies par Agata, en particulier un prêtre qui a mis l’épouse en relation avec un juge du Vicariat de Rome : « Ce prêtre a entrevu la nullité du mariage et l’a dit expressément à l’épouse en ma présence ».

 

4 Les circonstances qui soutiennent la crainte révérentielle

 

Tout d’abord sont à noter la dépendance, la sujétion affective et l’obéissance d’Agata par rapport à ses parents.

 

Ensuite se trouve le caractère « très fort, impulsif et énergique » de la mère d’Agata, que reconnaît l’intéressée et dont parle de nombreux témoins ainsi que Carmelo, le mari partie appelée.

 

Le jour du mariage, Agata s’est montrée triste, signalent plusieurs témoins. Le voyage de noces a été malheureux, rapporte le curé d’Agata.

 

Enfin le mari accuse sa femme d’avoir continué, une fois mariée, à vivre en compagnie de ses parents, en négligeant son foyer, et il estime que son mariage est nul, mais pour un autre motif que la contrainte, à savoir « les qualités essentielles pour être femme, épouse et mère ».

 

  1. Les juges de première instance ont rejeté le chef de crainte, parce qu’à leurs yeux « la cause ne semble d’aucune façon se réduire à une crainte au moment du consentement, mais plutôt à un comportement de la demanderesse dans sa vie de couple ». Les juges d’appel ont évalué plus profondément la vie conjugale d’Agata : « La vie conjugale, malgré la naissance d’une fille, est la démonstration que la demanderesse avait épousé un homme qu’elle n’aimait pas ».

 

 

Constat de nullité

pour crainte infligée à l’épouse

 

Josef HUBER, ponent

Giovanni-Baptista DEFILIPPI

Robert SABLE

 

 

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[1] SAINT ALPHONSE DE LIGORI, Theologia moralis, éd. 1837, t. III, lib. VI, Tract. VI, n. 1056

[2] C. CIVILI, 27 mai 1998, SRRDec, vol. XC, p. 404, n. 10

À propos de l’auteur

Yves Alain administrator

Je suis un homme ordinaire, évoluant d'une posture de sachant à celle de sage. La vie m'a donné de nombreux privilèges : français, catholique, marié, père de six enfants, grand-père, ingénieur polytechnicien, canoniste, médiateur, coach, écrivain et chef d'entreprise (https://energeTIC.fr) Il me faut les lâcher peu à peu pour trouver l'essentiel. Dans cette quête, j'ai besoin de Dieu, de la nature et peut-être de vous.