Coram Pio Vito PINTO
Défaut de discretio judicii
Incapacité d’assumer
Tribunal régional de Ligurie (Italie) – 17 décembre 2009
P.N. 19.898
Constat pour les 2 chefs
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PLAN DE L’IN JURE
- LE CONSENTEMENT MATRIMONIAL
- Importance du consentement
- La capacité consensuelle
- LE DÉFAUT DE DISCRETIO JUDICII
- Nature du défaut de discretio judicii
- La gravité du défaut de discretio judicii
- La preuve du grave défaut de discretio judicii
III. L’INCAPACITÉ D’ASSUMER
- Nature de l’incapacité d’assumer
- Les obligations essentielles du mariage
- Les causes de nature psychique de l’incapacité d’assumer
- La preuve de l’incapacité d’assumer
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EXPOSÉ DES FAITS (résumé)
Sergio K, né le 11 mars 1963, et Sophie B., née le 1° avril 1962, se marient religieusement le 30 novembre 1985 dans une chapelle appartenant à la famille de Sergio, dans le diocèse de Lausanne. Le mariage civil avait été célébré à Paris le 6 novembre précédent.
La vie conjugale prend fin en février 1986, trois mois après le mariage religieux. Le divorce est prononcé par le TGI de Paris le 29 octobre 1986.
Le 6 décembre 1999, Sergio présente un libelle au Tribunal régional de Ligurie, en Italie, pour obtenir la déclaration de nullité de son mariage avec Sophie. La Signature Apostolique accorde au Tribunal une prorogation de compétence. Le 28 juillet 2000, le doute est concordé sur les chefs de défaut de discretio judicii et d’incapacité d’assumer les obligations essentielles du mariage de la part du mari demandeur. Une expertise est réalisée. Le 22 février 2002, le Tribunal rend une sentence affirmative pour le chef de grave défaut de discretio judicii, « répondant ainsi également au chef d’incapacité d’assumer les obligations essentielles du mariage ».
Le Tribunal régional d’appel du Piémont admet la cause à l’examen ordinaire du second degré et, le 3 septembre 2002, concorde le doute uniquement sur le chef de grave défaut de discretio judicii de la part du mari demandeur. Une nouvelle expertise est réalisée. La sentence du 28 octobre 2004 est négative.
En 3° instance, le doute est concordé sur les deux chefs initiaux et une expertise ex officio est exécutée.
EN DROIT
- LE CONSENTEMENT MATRIMONIAL
- Importance du consentement
- Selon le principe connu reçu de la tradition canonique, clairement exprimé au c. 1081 CIC 1917 et confirmé au n. 48 de la Constitution Gaudium et Spes, le c. 1057 § 1 du Code en vigueur insiste également sur l’importance fondamentale du consentement personnel des époux pour constituer le mariage : « C’est le consentement des parties légitimement manifesté entre personnes juridiquement capables qui fait le mariage ; ce consentement ne peut être suppléé par aucune puissance humaine ».
Le consentement de ceux qui se marient est toujours proclamé et exigé en tant que cause efficiente du mariage, unique, adéquate, suffisante et absolument nécessaire, le consentement étant l’acte de la volonté en vue d’une mutuelle donation-acceptation des personnes pour constituer le mariage (c. 1057 § 2), c’est-à-dire une communauté de toute la vie, ordonnée par son caractère naturel au bien des conjoints ainsi qu’à la génération et l’éducation des enfants (c. 1055 § 1).
- La capacité consensuelle
Pour que le consentement personnel de ceux qui se marient soit apte à engendrer ses effets si graves et qui durent pendant toute la vie des conjoints, il doit être manifesté « entre personnes juridiquement capables », c’est-à-dire qui soient dotées de la capacité adéquate requise par le droit naturel et le droit positif.
La capacité consensuelle chez chacun des contractants au moment de la célébration du mariage présuppose :
- un usage suffisant de la raison pour manifester le consentement par un acte humain libre et conscient (c. 1095, 1°) ;
- la discretio judicii requise pour les droits et devoirs essentiels du mariage à donner et à recevoir mutuellement (c. 1095, 2°) ;
- la capacité psychique d’assumer les obligations essentielles du mariage (c. 1095, 3°).
- LE DÉFAUT DE DISCRETIO JUDICII
- Nature du défaut de discretio judicii
- La discretio judicii (c. 1095, 2°), comme chacun le sait, est un concept large, qui inclut la connaissance intellective, une estimation critique apte, et enfin la liberté de la décision délibérée de toute impulsion interne irrésistible.
Parmi les états de l’esprit qui peuvent d’une certaine façon empêcher la discretio judicii, se trouvent surtout les conditions ouvertement maladives, comme les psychoses et les névroses. Parfois également des perturbations de la personnalité peuvent avoir une influence invalidante, mais seulement si elles sont revêtues d’une note de véritable gravité. Une simple désorganisation de la personnalité, par elle-même, n’est pas présumée comporter l’incapacité du patient.
Il suffit encore moins, bien entendu, pour réduire à néant le consentement, qu’il y ait de simples traits de personnalité qui n’atteignent pas une signification et une importance cliniques. Selon le Magistère Pontifical bien connu, seules les formes sérieuses d’anomalie peuvent engendrer l’incapacité consensuelle : « Pour le canoniste, le principe doit rester clair que seule l’incapacité, et non pas la difficulté, à donner le consentement et à réaliser une vraie communauté de vie et d’amour, rend nul le mariage […]. On ne peut faire l’hypothèse d’une véritable incapacité qu’en présence d’une forme sérieuse d’anomalie qui, de quelque façon qu’on la définisse, doit entamer de façon substantielle les capacités de comprendre et/ou de vouloir de celui qui contracte »[1].
- La gravité du défaut de discretio judicii
- Le c. 1095, 2° requiert la gravité, dans le défaut de discretio judicii qui doit affecter l’estimation des droits et des devoirs essentiels qui sont à échanger dans l’alliance conjugale. Le mariage en effet entraîne avec lui d’innombrables conséquences existentielles, spirituelles et sociales, mais il ne peut pas être requis chez celui qui se marie une telle force spirituelle, ou mieux, une telle profondeur d’estimation ou une telle prudence de conseil qu’elles embrassent pleinement toutes les conséquences du mariage.
Une sentence coram Funghini fait très justement remarquer : « Lorsque la nullité du mariage est invoquée pour défaut de discretio judicii, la question à résoudre par le juge est celle de savoir si le contractant a été capable de donner un consentement valide, mais non pas s’il est arrivé à la célébration du mariage de façon prudente et après avoir bien réfléchi. Pour un consentement valide, alors qu’est nécessaire une maturité psychique dans les limites dont nous avons parlé plus haut, il n’est pas requis qu’il y ait cette gravité et cette prudence qui rendent le mariage non seulement valide, mais plus accommodé et plus fructueux pour les conjoints eux-mêmes, pour leurs futurs enfants et pour la société »[2].
En effet s’il n’y avait de mariages valides que ceux qui sont contractés avec une capacité totale ou idéale d’évaluation, il est évident que le droit au mariage – ouvert à tous en vertu du droit naturel – serait restreint à un petit groupe d’êtres humains, ce qui est ouvertement contraire aux principes de l’anthropologie chrétienne.
- Il serait de même contraire à la juste anthropologie de soutenir que celui qui jouit d’un grand sens des responsabilités, en raison de son caractère propre inné ou en vertu de son éducation familiale, soit par le fait même incapable d’une détermination réfléchie et libre au mariage.
- La preuve du grave défaut de discretio judicii
- « Pour prouver le grave défaut de discretio judicii, enseigne la jurisprudence de Notre Ordre, il est nécessaire de recourir à l’examen de la façon de se conduire du sujet et de découvrir, à partir de sa vie et du déroulement de celle-ci, les causes de perturbation qui entraînent la perte de la maîtrise de ses propres facultés. Mais à coup sûr, s’il n’y a pas de causes de perturbation, on ne peut pas, a priori, diagnostiquer un grave défaut de discretio judicii »[3].
Il faut porter une attention particulière aux conditions concrètes soumises au jugement, dans tous leurs aspects : « Certains modes de vie peuvent être considérés comme contraires à la preuve d’un défaut de discretio judicii, lorsque les mêmes raisons démontrent le plein usage des facultés de discretio. Ainsi par exemple : la prise en charge des responsabilités du mariage dans les premières années de la vie conjugale est une preuve contraire au défaut de discretio judicii, parce que pour remplir les obligations conjugales il est requis une ample discretio judicii »[4].
III. L’INCAPACITÉ D’ASSUMER
- Selon le c. 1095, 3° sont incapables de contracter mariage ceux qui sont affectés d’une incapacité d’assumer les obligations essentielles du mariage pour des causes de nature psychique.
- Nature de l’incapacité d’assumer
Alors que les chefs de nullité dont il est question dans les deux premiers numéros du canon, s’attachent au sujet sous la lumière de la capacité d’émettre le consentement matrimonial en tant qu’acte humain conscient et volontaire (n° 1), et en tant qu’acte humain délibéré de façon adéquate et doté d’une liberté intérieure convenable (n° 2), le chef du n° 3 regarde plutôt le rapport de celui qui se marie à l’objet du consentement.
En effet il ne suffit pas, pour contracter un mariage valide, de l’usage de la raison et d’une discretio judicii proportionnée. Il est nécessaire qu’il y ait, au moment du mariage-alliance, la capacité de celui qui se marie de mettre en pratique ce qui constitue le mariage-état de vie, c’est-à-dire la capacité de remplir dans la vie matrimoniale les obligations essentielles afférentes à la communauté de toute la vie.
- Les obligations essentielles du mariage
- Les obligations essentielles du mariage peuvent s’individuer compte tenu des fins institutionnelles et des propriétés essentielles du mariage : de telle sorte qu’on puisse dire que les obligations essentielles des conjoints concernent la mutuelle intégration et le succès mutuel, la génération des enfants et leur éducation humaine et religieuse (cf. c. 1055), ainsi que la mutuelle fidélité à garder et le respect de l’indissolubilité de l’union (c. 1057).
Il s’agit, en d’autres termes, des obligations qui se rapportent aux traditionnels « biens du mariage », dont il est question dans la doctrine de Saint Augustin (les enfants, la fidélité, le sacrement), enrichis de l’aspect personnaliste qui ordonne de placer également le bien des conjoints dans les fins du mariage, et d’insérer les charges correspondantes dans le noyau vital de la capacité matrimoniale.
En d’autres termes, on doit discuter au for canonique de la validité du mariage, et non de sa perfection. Sinon le concept « idéalisé » du mariage serait trop fort et le droit au mariage – qui ne présuppose pas une capacité supérieure, mais seulement une capacité naturelle –subirait une restriction insupportable.
- Les causes de nature psychique de l’incapacité d’assumer
- On ne doit jamais oublier que le naufrage de la communauté matrimoniale, pour très triste qu’il soit, ne sous-entend pas par lui-même un défaut de capacité chez les conjoints.
Il peut arriver en effet, pour de multiples raisons, que la relation conjugale, qui comporte toujours des difficultés et requiert une longanimité et un esprit d’adaptation, soit viciée par l’impatience, ou pire, par la mauvaise volonté des parties.
A ce sujet la jurisprudence nous avertit que la simple constatation que les obligations conjugales ne sont pas remplies est insuffisante.
C’est pourquoi la loi prescrit très justement que l’incapacité d’assumer les obligations doit être rapportée à des causes de nature psychique. Ceci doit être compris correctement – car même la mauvaise volonté procède de l’intime de l’âme – : la cause de l’incapacité doit être inhérente à la constitution psychique du sujet de telle sorte qu’elle ne puisse volontairement ni être réfrénée ni contrainte ; et elle doit rendre au patient la poursuite de la vie commune, non seulement grave mais réellement intolérable.
- La preuve de l’incapacité d’assumer
- La preuve de la nullité dans ces cas-là est grandement aidée par les experts, à qui il appartient d’informer le juge sur l’état psychique du présumé incapable, c’est-à-dire : ce dernier a-t-il été affecté d’une anomalie au moment de son mariage ; quelle a été la gravité de cette anomalie ; cette anomalie a-t-elle eu un effet, et lequel, sur la capacité du sujet de nouer et d’entretenir une relation duelle et paritaire avec son conjoint, ordonnée au bien commun, ouverte à la vie, fidèle et indissoluble ?
Il est interdit aux experts de majorer la gravité de la maladie ou de la rétrograder à l’époque prématrimoniale sans arguments scientifiques, ou d’en venir à des conclusions qui débordent largement les prémisses.
Le juge doit soumettre l’expertise à un examen comportant trois critères : évaluation du fondement de l’expertise dans les actes, dans lesquels le rapport du médecin doit trouver des confirmations fermes ; mesure de la rectitude de la méthode scientifique et de la clarté logique de l’argumentation ; enfin vérification de l’inspiration philosophique du médecin qui a fait l’expertise, afin que ne soient pas acceptées les expertises qui, dans leur argumentation, sont favorables aux doctrines matérialistes ou au déterminisme, qui s’opposent à l’anthropologie chrétienne.
EN FAIT (résumé)
- Le mari demandeur
Le mari demandeur a subi diverses épreuves dans son évolution affective, dès l’enfance par suite de la séparation de ses parents, et durant son adolescence et sa jeunesse en raison de la mort de jeunes filles avec lesquelles il entretenait une relation amoureuse.
Bien qu’il se défende d’avoir souffert du divorce de ses parents, il reconnaît que ce n’est qu’avec son grand-père qu’il a trouvé la paix.
Quant à ses relations amoureuses, elles ont, en 15 ans, connu trois épreuves : à 17 ans, à Paris, il a eu « sa première expérience affective » avec une jeune fille qui est morte d’une maladie des reins. Puis il s’est éperdument épris d’une jeune belge, avec laquelle il a « un peu cohabité et un peu non », et qui a été assassinée. Ensuite il est parti à New-York où il a « fréquenté » une jeune Iranienne, qui l’a quitté pour son meilleur ami. Enfin en 1985 il est revenu à Paris, où il a rencontré Sophie, qu’il a fréquentée deux mois, qu’il a épousée, et qu’il a abandonnée avant son retour en Amérique.
Le demandeur affirme toutefois qu’il a « rempli pleinement en conscience, ses obligations conjugales » …
- Les témoins
Les témoins, unanimement, pensent que Sergio n’avait pas acquis la maturité suffisante pour évaluer les obligations conjugales : il était immature, il s’est marié de façon folle, il avait un caractère faible, il était gravement immature, etc.
- Les expertises
- Les expertises des première et seconde instance
Ces expertises sont discordantes. En première instance, le docteur B., qui a examiné le mari demandeur, pense qu’il n’avait pas acquis la maturité, parce que son tempérament n’était pas apte à un processus évolutif normal, et il estime que Sergio avait un état pathologique prouvé.
En deuxième instance, le docteur F., qui a examiné le mari demandeur en employant une méthode psychodiagnostique, n’a vu chez lui aucune pathologie psychique et a même estimé qu’il avait une maturité réelle. Et en même temps l’expert fait état de nombreux indices qui ne s’expliquent que par l’immaturité.
- L’expertise de troisième instance
En troisième instance à la Rote, le professeur Callieri a supprimé tout doute sur la gravité de l’immaturité du mari. Il accepte le diagnostic de l’expert de 1° instance, comme bien fondé scientifiquement. Il reconnaît chez l’expert de 2° instance une méthode scientifique correcte, mais il se démarque de cet expert, car il estime que l’anomalie dont souffrait le mari demandeur doit être considérée comme grave. Selon le professeur Callieri, le second expert n’a pas suffisamment prêté attention au manque de cohérence des éléments qu’il avait découverts avec sa méthode psychodiagnostique.
Le professeur Callieri, qui a examiné directement le mari demandeur et qui a étudié scientifiquement les actes de la cause, parle des « traits patho-caractériels de personnalité » de Sergio, bien avant son mariage et il indique comme cause de la grave immaturité du sujet son évolution psycho-affective anormale.
En conclusion, celui-ci souffrait d’une grave immaturité, qui l’a empêché d’avoir une suffisante discretio judicii et l’a rendu incapable d’assumer les obligations essentielles du mariage.
Constat de nullité pour
– défaut grave de discretio judicii, et
– incapacité d’assumer les obligations essentielles
du mariage, de la part du mari demandeur.
– Vetitum pour le mari
Pio Vito PINTO, ponent
John ALWAN
Giordano CABERLETTI
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[1] JEAN-PAUL II, Discours à la Rote, 5 février 1987, n. 7
[2] C. FUNGHINI, 19 mai 1993, SRRDec, vol. LXXXV, p. 404, n. 2
[3] C. ALWAN, 30 janvier 1998, SRRDec, vol. XC, p. 37, n. 10
[4] C. ALWAN, même endroit, n. 11
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