Pinto 12/03/2010

Pinto 12/03/2010

Coram   P.V.  PINTO

 Défaut de discretio judicii

 Orlando (USA) – 12 mars 2010

P.N. 19.252

Constat de nullité

__________

PLAN  DE  L’IN  JURE

  1. VALEUR ET  PRÉSUPPOSÉS  DU  CONSENTEMENT
  1. LE DÉFAUT  DE  DISCRETIO  JUDICII
  2. Les obstacles à la discretio judicii
  3. A ne pas confondre avec le défaut de discretio judicii
  4. Le défaut de discretio judicii regarde les obligations essentielles du mariage
  5. Les obligations essentielles du mariage et les fins et propriétés essentielles du

mariage

 

__________

 

 

 

EXPOSÉ  DES  FAITS  (résumé)

 

 

Louis V. et Jackie B., âgés tous les deux de 15 ans, font connaissance en 1971 et ils se marient en 1974. Jackie travaillait depuis l’âge de 11 ans et elle avait été reçue, adulte, dans l’Eglise catholique. Pendant ses fiançailles et après le mariage elle se drogue, comme son mari qui était un dealer. Le 15 octobre 1982 naît un petit garçon. La vie commune n’a jamais été heureuse en raison des caractères difficiles des époux et de leur addiction à la drogue. Le 31 janvier 1994 leur divorce est prononcé.

 

Louis, le 5 juin 1996, présente un libelle au Tribunal ecclésiastique d’Orlando, demandant la déclaration de nullité de son mariage pour « manque mutuel de discretio judicii ». Les parties et 5 témoins sont interrogés et un document présenté comme une expertise est joint au dossier. La sentence du 7 avril 2003, rendue par un juge unique, est affirmative.

 

L’épouse fait appel à la Rote, où la cause, le 10 décembre 2004, est admise à l’examen ordinaire du second degré. En raison du silence de l’avocat nommé d’office la cause prend un très grand retard jusqu’au moment où cet avocat est remplacé par un autre, lui aussi nommé d’office. Le professeur Cianconi réalise une expertise.

 

Il Nous revient aujourd’hui de répondre au doute concordé sur le manque de discretio judicii de chacun des époux.

 

*

*     *

 

EN  DROIT

 

  1. VALEUR ET  PRÉSUPPOSÉS  DU  CONSENTEMENT

 

  1. Les époux ont célébré leur mariage sous le régime du code pio-bénédictin, mais il faut bien voir que le principe connu, reçu par la tradition canonique, clairement exposé au c. 1081 CIC 1917, confirmé au n. 48 de la Constitution Gaudium et Spes et au c. 1057 § 1 du code en vigueur, souligne l’importance du consentement personnel des contractants pour constituer le mariage : « C’est le consentement des parties légitimement manifesté entre personnes juridiquement capables qui fait le mariage ; ce consentement ne peut être suppléé par aucune puissance humaine. »

 

C’est pourquoi, même si c’est en termes différents, la loi a ordonné et ordonne la matière inchangée du consentement, et donc la capacité consensuelle chez chacun des contractants au moment de la célébration du mariage présuppose :

– a. un usage suffisant de la raison pour manifester le consentement par un acte humain libre et conscient (c. 1095, 1°) ;

– b. une nécessaire discretio judicii pour donner et recevoir mutuellement les droits et les devoirs essentiels du mariage (c. 1095, 2°) ;

– c. une capacité psychique d’assumer les obligations essentielles du mariage (c. 1095, 3°).

 

  1. LE DÉFAUT DE  DISCRETIO  JUDICII

 

  1. La discretio judicii (c. 1095, 2°), comme chacun le sait, est un concept juridique, qui cependant exprime et inclut de très nombreuses espèces d’anomalies psychiques, qui peuvent concerner soit la connaissance intellective, soit une apte estimation critique, soit enfin la liberté de la décision délibérée de toute pulsion interne insurmontable.

 

  1. Les obstacles à la discretio judicii

 

Parmi les états mentaux qui peuvent d’une façon ou d’une autre interdire la discretio judicii se placent surtout les conditions ouvertement maladives, comme les psychoses et les névroses. Parfois aussi des perturbations de la personnalité peuvent avoir une influence invalidante, mais seulement si elles sont marquées d’une note de gravité. La simple désorganisation de la personnalité, par elle-même, n’est pas présumée comporter l’incapacité du patient. Le mariage en effet ne peut pas requérir chez le contractant une telle force de l’esprit, ou mieux, une telle faculté parfaite d’estimation ou une telle prudence du conseil, que toutes ses conséquences soient pleinement saisies.

 

  1. A ne pas confondre avec le défaut de discretio judicii

 

Une sentence c. Funghini, du 19 mai 1993, dit à ce sujet et fort à propos : « Lorsque la nullité du mariage est invoquée pour défaut de discretio judicii, le juge doit résoudre la question de savoir si le contractant a été capable d’un consentement valide, et non s’il a entrepris de célébrer son mariage prudemment et de façon parfaitement raisonnée. Pour un consentement valide, alors qu’est nécessaire la maturité psychique dans les limites dont on a parlé plus haut, il n’est pas requis qu’il y ait cette gravité et cette prudence qui rendent le mariage non seulement valide, mais plus agréable et plus fructueux pour les conjoints, les futurs enfants et la société »[1].

 

La discretio judicii en effet n’équivaut pas à la prudence, comme nous l’avons écrit dans une sentence du 17 novembre 1995 : « Très certainement on ne doit pas oublier la distinction entre la discretio et la prudence dans la décision délibérée. Toutefois la réflexion sur le mariage à contracter doit regarder la communauté à instaurer dans ses circonstances concrètes, et donc avec telle personne déterminée. Il ne s’agit pas assurément d’une pure et simple prudence dans une décision délibérée, mais plutôt d’une délibération suffisante et d’un jugement approprié à avoir pour émettre ce consentement hic et nunc »[2].

 

  1. Le défaut de discretio judicii regarde les obligations essentielles du mariage

 

  1. Pour que le défaut de discretio judicii rende véritablement le mariage nul, il faut qu’il soit en relation, non pas avec la personne choisie comme conjoint, mais – comme le fait remarquer le c. 1095, 2° lui-même – avec les obligations essentielles de l’alliance matrimoniale elle-même. En effet, selon la jurisprudence reçue de Notre For, ce n’est pas la décision délibérée « erronée » ou « imprudente » du conjoint pour le mariage qui invalide le consentement conjugal, à moins que ne soit prouvé, dans le cas concret, un grave défaut de capacité de discretio provenant de l’une des innombrables désorganisations psychiques, ressortant des actes et des faits et illustrée par un expert psychologue ou psychiatre. Certes le naufrage ou la ruine même de la communauté matrimoniale ne peuvent du fait même être convertis en un élément sur lequel serait bâtie la sentence de nullité. Les présupposés qui portent à cette argumentation fantaisiste ont toujours été rejetés avec force par la jurisprudence de Notre For.

 

Par le droit, de même, est requis une chose et une seule : la discretio ou maturitas judicii proportionnée au mariage à célébrer hic et nunc, de sorte que le contractant puisse comprendre la nature et le poids du mariage, sinon il ne pourrait pas consentir à ce mariage. Cette discretio et cette volonté dans l’acte de contracter sont présumées par le droit, sauf preuve contraire.

 

Nous estimons en conséquence nécessaire de porter son attention sur celui qui contracte hic et nunc, c’est-à-dire sur le mariage considéré dans les circonstances particulières des personnes. Il n’y a en effet aucune espèce pré-conçue a priori de grave défaut de discretio judicii, qui pourrait éventuellement s’appliquer à toutes les autres espèces de mariage, comme si elle était un exemple.[3]

 

  1. Les obligations essentielles du mariage et les fins et propriétés essentielles

               du mariage

 

  1. Enfin, parmi les obligations essentielles du mariage, seules sont recensées par Notre Jurisprudence celles qui découlent des fins et propriétés essentielles du mariage. C’est-à-dire, sont appelées obligations essentielles du mariage celles qui se rapportent à l’intégration et au progrès mutuels des conjoints, à la génération des enfants et à leur éducation humaine et chrétienne (cf. c. 1055), ainsi qu’au respect de la fidélité mutuelle et au maintien de l’indissolubilité du lien (c. 1057). En d’autres termes, nous parlons des obligations qui se rapportent aux traditionnels « biens du mariage », dont nous instruit saint Augustin – les enfants, la fidélité, le sacrement – auxquels il est permis d’ajouter le bien des conjoints comme fin essentielle du mariage.

 

 

 

 

 

 

EN  FAIT  (résumé)

 

La cause a rencontré des difficultés d’ordre processuel et d’ordre substantiel. Pour l’ordre substantiel : l’expert de la 1° instance et le juge unique ont placé la cause du grave défaut de discretio judicii dans le jeune âge des contractants, comme si cela était suffisant, dans le cas précis, pour motiver la nullité du mariage.

 

Une autre difficulté réside dans le fait que chaque conjoint a décrit l’autre de façon très négative, ce qui met en doute leur crédibilité.

 

Les actes de l’instruction et surtout le rapport d’expertise du professeur Cianconi ont montré sans conteste le grave manque de discretio judicii du mari demandeur.

 

  1. LE GRAVE  DÉFAUT  DE  DISCRETIO  JUDICII  DE  L’ÉPOUSE  PARTIE  APPELÉE

 

Jackie ne se reconnaît que des qualités : « Je pense que je ne suis pas égoïste […]. J’étais capable de communiquer avec les autres […]. Je suis très sensible… ». Louis n’est pas de cet avis. Selon lui Jackie a subi des violences sexuelles de la part de son propre père, elle se droguait depuis longtemps, elle est jalouse, menteuse, boulimique etc. etc.

Certes Jackie reconnaît elle-même qu’elle s’est droguée, mais qu’elle s’est soignée sous la direction d’un psychiatre.

 

L’épouse déclare encore qu’elle a fait des efforts pour sauver sa communauté conjugale, en y montrant une certaine maturité : « J’étais une bonne épouse, j’ai essayé de dire la vérité, je déteste le mensonge ». Elle ajoute qu’elle n’a subi aucun sévice sexuel.

 

Toutefois un témoin, qui avait été son parrain à son baptême, rapporte que Jackie était une alcoolique, qu’elle se droguait et qu’elle manquait de fermeté de caractère, ce que confirment la sœur et la mère de l’intéressée.

 

Le professeur Cianconi, expert rotal, pense que la plus grande difficulté est de connaître la condition psychique de l’épouse, parce qu’également il manque dans les actes une anamnèse de sa famille : « Il en résulte qu’il est difficile d’analyser la condition psychologique de la femme […]. Jackie apparaît plus correcte que son mari ».

 

En conclusion, les Pères soussignés n’ont aucune certitude morale d’un grave défaut de discretio judicii chez l’épouse partie appelée.

 

  1. LE GRAVE  DÉFAUT  DE  DISCRETIO  JUDICII  DU  MARI  DEMANDEUR

 

Jackie accuse son mari de se droguer et de vendre de la drogue : « Il a été arrêté pour trafic de drogue […] et il recommence avec la femme avec qui il vit actuellement ». Pour Jackie, Louis est violent, jaloux, n’aimant que lui, dur avec son fils, de caractère faible etc. etc. D’ailleurs le mari reconnaît lui-même qu’il n’était pas mûr pour le mariage, car il était trop jeune.

Les témoins produits par Louis ne tarissent pas sur ses qualités. Toutefois, notent les Pères soussignés, ces qualités concernent plutôt la vie sociale que la vie conjugale avec Jackie, et d’autre part et surtout son addiction à la drogue, avant le mariage, est un indice clair de son immaturité, et il ne s’agit pas d’une chose sans importance puisqu’en plus il était dealer.

 

On doit tenir pour sans valeur le rapport de V.W. qui a été considéré imprudemment par le juge unique comme une expertise. En effet V.W. n’a pas soumis les actes de la cause à un examen critique ou scientifique et elle n’apporte qu’une vague affirmation de l’usage d’alcool et de stupéfiants de la part de Louis. Le professeur Cianconi parle de ce rapport comme d’une opinion personnelle et non d’une étude clinique.

 

Par contre sa propre expertise lève tous les doutes sur l’état psychique de Louis au moment de son mariage : abus de drogue et d’alcool, manque de maturité. Il évoque la façon dont « Louis projette sur sa femme la responsabilité de l’échec du foyer, en s’exonérant de toute responsabilité […]. Entre les lignes des actes il est évident que l’immaturité de l’individu existait avant le mariage ».

 

Tout ceci conduit les Juges à reconnaître qu’au moment de l’émission de son consentement Louis souffrait d’un désordre psychique qui l’a empêché de donner un consentement matrimonial valide. Ce désordre psychique était une immaturité grave, qui l’a privé d’une suffisante discretio judicii concernant les droits et les devoirs essentiels du mariage.

 

– Constat de nullité

pour grave défaut de discretio judicii

chez le mari demandeur

 

– Non constat pour ce chef

chez l’épouse partie appelée

– Vetitum pour le mari

 

 

Pio Vito PINTO, ponent

John G. ALWAN

Giordano CABERLETTI

 

__________

 

[1] C. FUNGHINI, 19 mai 1993, SRRDec, vol. LXXXV, p. 404,n. 2

[2] C. P.V. PINTO, 17 novembre 1995, SRRDec, vol. LXXXVIII, p. 619, n. 3 ; cf. C. POMPEDDA, 14 novembre 1991, SRRDec, vol. LXXXIII, p. 731, n. 12 ; c. CABERLETTI, 25 juin 1999, SRRDec, vol. XCI, p. 490-495, n. 3-6

[3] Cf. ALWAN, 30 janvier 1998, SRRDec, vol. XC, p. 37, n. 10

À propos de l’auteur

Yves Alain administrator

Je suis un homme ordinaire, évoluant d'une posture de sachant à celle de sage. La vie m'a donné de nombreux privilèges : français, catholique, marié, père de six enfants, grand-père, ingénieur polytechnicien, canoniste, médiateur, coach, écrivain et chef d'entreprise (https://energeTIC.fr) Il me faut les lâcher peu à peu pour trouver l'essentiel. Dans cette quête, j'ai besoin de Dieu, de la nature et peut-être de vous.