Coram PINTO
Incapacité d’instaurer le bien des conjoints
c’est-à-dire la communauté de toute la vie
Bratislava (Slovaquie) – 16 mai 2008
P.N. 19.152
Non Constat
__________
PLAN DE L’IN JURE
- Le c. 1055 § 1 et le bien des conjoints
- Le bien des conjoints et le don mutuel des conjoints
- Connexion et distinction du n° 2 et du n° 3 du c. 1095
- Les experts et le juge
__________
EXPOSÉ DES FAITS (résumé)
Maria P. et Ladislas S. se marient le 30 septembre 1989. Ils se connaissaient depuis l’enfance mais leur relation amoureuse n’avait commencé que l’année précédente. Leur union dure 7 ans, un enfant vient au monde dan leur foyer mais de graves discordes naissent entre les époux si bien qu’en mai 1996 Maria retourne chez ses parents, emmenant avec elle son fils.
Désireuse de retrouver sa liberté, elle adresse au Tribunal de Bratislava, le 30 décembre 1996, un libelle demandant la déclaration de nullité de son mariage pour défaut de consentement de la part du mari. Le 18 août 1997, le doute est concordé, le chef allégué étant l’incapacité de réaliser le bien des conjoints ou la vie commune conjugale, au sens du c. 1055 § 1 CIC, de la part du mari. Le 1° décembre 1998 un nouveau chef est ajouté, concernant l’incapacité de l’épouse. Le 20 octobre 1999, le Tribunal rend une sentence affirmative pour l’incapacité de chacun des époux.
Le Tribunal d’appel admet la cause à l’examen ordinaire du second degré, par un décret du 7 juin 2000. Le doute est concordé en reprenant les chefs de la première instance. Chacune des parties fait une nouvelle déposition et une expertise est effectuée. Le 30 juin 2003 est rendue une sentence négative.
En troisième instance à la Rote, le doute est concordé le 29 juillet 2005 sous la formule : « La preuve est-elle rapportée que le mariage en cause est nul pour incapacité d’instaurer le bien des conjoints, c’est-à-dire la communauté de toute la vie (c. 1055 § 1 CIC), de la part de chacune des parties ? ». Une nouvelle expertise sur les actes est réalisée.
* *
EN DROIT
- Ne nous conformant pas à l’usage, plutôt étranger à l’ancienne pratique de la Jurisprudence de Notre For, de rédiger pratiquement un traité de droit dans chaque cause, nous résumons seulement les principes juridiques dominants qui se rapportent au cas présent.
Le chef de nullité d’incapacité d’assumer le bien des conjoints, en l’occurrence, regarde l’un des biens et propriétés du mariage qui constituent la source des droits et des devoirs essentiels du mariage dont parle le c. 1095, 2° et 3°.
- Le c. 1055 § 1 et le bien des conjoints
Le c. 1055 § 1 statue que le mariage « est ordonné par son caractère naturel au bien des conjoints ainsi qu’à la génération et à l’éducation des enfants ». L’expression « bien des conjoints » est la claire manifestation de la doctrine matrimoniale du Concile Vatican II, qu’on appelle le « personnalisme », et elle indique donc la fin personnelle et duelle des contractants dans l’accomplissement de leur mariage, au sens objectif toutefois, c’est-à-dire au sens où l’esprit des contractants doit se tourner, au moment de l’émission de leur consentement, vers les fins intrinsèques et institutionnelles du mariage, telles qu’elles ont été disposées par le Créateur.
Ici se trouve la raison pour laquelle la Jurisprudence récente de Notre Ordre a considéré et jugé le chef du bien des conjoints dans deux perspectives, c’est-à-dire de façon distincte : la simulation et l’incapacité.
Parmi les sources du c. 1055 on considère avec raison l’Encyclique Casti Connubii de Pie XI, qui enseigne que la véritable nature de l’amour marital est « que les époux s’entraident à conformer et à parfaire chaque jour davantage l’homme intérieur, de telle sorte que par leur communauté mutuelle de vie ils progressent dans la vertu de plus en plus au cours du temps, et principalement qu’ils croissent dans un véritable amour envers Dieu et le prochain »[1]. Par ces paroles du Magistère pérenne il est affirmé que le bien des conjoints s’identifie au véritable état matrimonial et qu’il est nécessairement possible et en croissance dans le temps, si et dans la mesure où les personnes des contractants croissent et s’enrichissent au plus profond d’elles-mêmes.
- Le bien des conjoints et le don mutuel des conjoints
Si le bien des conjoints est pris au sens où il consiste dans la maturation des conjoints en tant que personnes par la donation généreuse et réciproque que demande l’amour conjugal, il nous apparaît davantage qu’il y a une connexion avec une autre expression personnaliste de grande importance qui est l’objet du c. 1057 § 2, à savoir que les conjoints « se donnent et se reçoivent mutuellement pour constituer le mariage ». Le véritable amour conjugal entre pour cette raison dans le consentement lui-même en tant qu’élément essentiel de la donation de soi et de l’acceptation de l’autre. Nous prenons l’amour conjugal comme un véritable projet conjugal, dans le bonheur et les adversités, pour tout le cours de la vie, en vue de la promotion humaine et spirituelle de la personne de chacun des conjoints. Personne n’oserait nier que la Jurisprudence de la Rote Romaine a très opportunément institué une relation étroite entre le mariage in fieri, le mariage-alliance, et le mariage in facto esse, le mariage-état de vie, comme deux phases de la communauté conjugale distinctes et cependant étroitement liées. Une sentence c. Serrano, du 9 novembre 1988, enseigne à ce sujet, en relation avec la capacité de construire une relation conjugale appropriée, que « le mariage in fieri se situe par rapport au mariage in facto esse comme le commencement par rapport à l’œuvre achevée, comme la pierre angulaire par rapport à l’ensemble de l’édifice »[2]
- Il s’ensuit la raison pour laquelle le consentement matrimonial est indiqué par la Jurisprudence de Notre For comme un acte véritablement humain, véritablement éminent parmi les actes humains, à savoir un acte de l’intelligence et de la volonté ensemble (cf. c. 1057 § 2), auquel peuvent s’appliquer les paroles du magistère de Jean-Paul II : « On reconnaît donc à la raison de l’homme une capacité qui semble presque dépasser ses propres limites naturelles : non seulement elle n’est pas confinée dans la connaissance sensorielle, puisqu’elle peut y réfléchir de manière critique, mais, en argumentant sur les données des sens, elle peut aussi atteindre la cause qui est à l’origine de toute réalité sensible […] puisque la raison a la capacité de s’élever au-dessus de ce qui est contingent pour s’élancer vers l’infini »[3].
- Connexion et distinction du n° 2 et du n° 3 du c. 1095
La nullité du mariage est mise ne cause dans chacun des numéros 2 et 3 du c. 1095, de façon conjointe et de façon séparée, mais toujours et de quelque manière que ce soit il faut être attentif au lien qui existe entre l’intelligence et la volonté. Il est dit en effet : « Le mariage étant en fait constitué par le consentement, c’est-à-dire par un acte de volonté qui ne peut être suppléé par aucune puissance humaine, il présuppose chez les contractants l’acte humain, formellement humain, c’est-à-dire composé de l’usage de l’intelligence et celui de la volonté. Celui, par contre, qui manque de l’usage de la raison, n’est pas capable de mettre à l’existence un acte humain semblable et donc d’émettre le consentement matrimonial »[4].
La Jurisprudence de la Rote Romaine rejette de façon absolument certaine les présupposés d’une argumentation qui tourne en rond, selon laquelle le naufrage du mariage serait par lui-même la preuve d’une erreur dans la décision du mariage, et l’erreur à son tour prouverait l’existence d’un défaut grave et invalidant de discretio judicii ou celle d’une incapacité de former validement la communauté de vie
Nous reconnaissons, dans une sentence du Ponent soussigné, en date du 24 octobre 1997, que la connexion et la distinction existent ensemble entre deux espèces d’incapacités, c’est-à-dire entre les deux chefs qui découlent des numéros 2 et 3 du c. 1095 : »A très bon droit les incapacités du n° 2 et du n° 3 du c. 1095, même si elles sont considérées définitivement comme des chefs distincts de nullité de mariage, peuvent se trouver cependant tellement connexes dans un sujet – la raison d’un être humain changeant des milliers de fois -, que l’incapacité du n° 2 soit à l’égard de celle du n° 3 comme une cause par rapport à son effet »[5].
Et dans une autre sentence semblable du Ponent soussigné du 30 janvier 1996, on lit : « Enfin nous ne devons pas oublier une certaine difficulté dans la distinction des n° 2 et 3 du c. 1095 pour qu’il y ait un passage du premier numéro au second par une certaine osmose. Y a-t-il deux chefs ou un seul ? A ce sujet il Nous semble que la norme canonique a voulu mettre en lumière une distinction, mais également une proximité, non pas cependant une identité, puisque le n° 2 se réfère à l’objet du mariage, et que le n° 3 au contraire se réfère à la capacité, considérée dans le sujet, d’assumer ce que celui-ci a présumé assumer[6] »[7].
La connexion de causalité entre les deux espèces d’incapacité ci-dessus mentionnées se trouve ainsi décrite dans une sentence de Stankiewicz, du 24 février 1994 : « Au sens large […] l’incapacité d’assumer les obligations matrimoniales peut dénoter aussi un défaut de liberté interne […], surtout si l’on préfère dire qu’elle se développe tout à fait indépendamment du défaut de discretio judicii »[8].
D’ailleurs le défaut de discretio judicii entraîne très souvent la question d’une possible incapacité d’assumer les obligations conjugales chez le contractant, celle-ci, clairement, restant totalement étrangère à l’hypothèse d’un consentement donné sous l’effet de la crainte.
- On lit dans une sentence du Ponent soussigné, du 18 décembre 2002 : « C’est pourquoi la Jurisprudence Rotale des années récentes a franchi un pas très important dans la clarification de la relation entre le chef de défaut grave de discretio judicii et celui d’incapacité d’assumer les obligations essentielles du mariage, par une connaissance juridique claire et meilleure des différences entre le mariage in fieri et le mariage in facto esse. Plus claire en même temps devient la vérité de cette maxime : ‘C’est le consentement qui fait le mariage’ (cf. c. 1057), en ce sens, comme on le lit dans la sentence ci-dessus citée, qu’au moment même où se constitue le mariage, c’est-à-dire au moment du consentement par la donation mutuelle entre les contractants, est incluse la communauté de toute la vie. C’est au mariage en effet qu’appartient la capacité d’instaurer la communauté de toute la vie, qui s’identifie à la capacité d’instaurer une relation vraiment interpersonnelle »[9].
- Les experts et le juge
- Dans les causes d’incapacité il faut attribuer une grande importance aux experts, surtout lorsqu’ils instruisent le juge : a. sur l’existence d’une anormalité chez le contractant ; b. sur la nature, l’origine, la gravité de cette anormalité ; c. sur l’influence de l’anormalité sur la capacité de la partie ; d. sur ses graves symptômes, examinés chez le sujet expertisé ; e. sur la conformité des conclusions de l’expert avec les actes de la cause à partir desquels l’expert a établi l’existence de l’anormalité.[10]
Cependant c’est de toute façon au seul juge qu’il faut reconnaître la mission de juger. Nous recevons en effet cet enseignement : « […] l’appréciation effectuée par l’expert dans les limites de sa compétence technico-scientifique est soumise à l’appréciation discrétionnaire souveraine du juge, qui, selon le principe de sa libre conviction par lui-même, n’est pas tenu d’adhérer au jugement de l’expert »[11].
EN FAIT (résumé)
Nous ne trouvons rien dans les actes et les éléments de preuve qui puisse prouver l’incapacité des parties d’assumer le bien des conjoints.
Le dispositif de la sentence de 1° instance, qui a déclaré la nullité du mariage, va au-delà de la demande (ultra petita), car cette sentence parle de simulation, alors que le doute concordé ne contient pas ce chef, et alors également que la nullité du mariage pour simulation du consentement ne peut pas se concilier avec la nullité pour incapacité d’émettre un consentement valide, dont il est question au c. 1095, 2°.
- L’incapacité de l’épouse demanderesse d’instaurer le bien des conjoints
Ladislas, le mari partie appelée, affirme sans cesse que Maria n’a pas pu rompre le lien avec ses parents, qu’elle leur était toujours soumise, et qu’elle n’avait pas eu l’intention de bâtir une communauté avec son conjoint. Ces déclarations sont confirmées par la sœur de Ladislas, mais le Père Ivan, qui ne connaissait pas Maria au moment du mariage, est plus nuancé sur l’attachement de l’épouse à sa famille. Tout cela ne conduit pas à voir une anormalité psychique chez Maria.
Ladislas pense également que son épouse a souffert d’une certaine anomalie, qui l’a amenée à mettre un terme à ses études universitaires, et il ajoute que Maria a eu une dépression et a menacé de se suicider et de tuer son mari. Toutefois on ne peut pas lui faire confiance car il a refusé de donner les noms de témoins ayant été au courant des cures psychiatriques de sa femme, et il s’est montré insolent vis-à-vis du juge.
De son côté Maria conteste avoir souffert d’une maladie psychique et avoir menacé de se suicider et de tuer son mari.
Quant aux témoins, ils donnent une bonne image de Maria et affirment qu’elle n’a jamais souffert d’une pathologie quelconque.
L’expert qui a examiné l’épouse en deuxième instance n’a découvert chez elle aucune anomalie et son rapport est très clair à ce sujet. Son diagnostic a d’ailleurs été confirmé par l’expert rotal : « Je ne retiens pas que la demanderesse […] souffre ou ait souffert de quelque trouble d’origine psychologique et/ou psychiatrique.
- L’incapacité du mari, partie appelée, d’instaurer le bien des conjoints
Maria dépeint Ladislas comme un homme uniquement préoccupé de lui-même, intolérant, ne manifestant aucun sentiment pour sa femme. Les membres de la famille de la demanderesse et ses proches confirment les particularités négatives du mari, estimant que celui-ci est incapable d’offrir de l’amour aux autres et de tisser des relations inter-personnelles, et le Père Ivan, qui a été le professeur de Ladislas, est plutôt enclin à le juger incapable d’instaurer une communauté conjugale.
De son côté, le mari récuse toutes les allégations le concernant et sa sœur le présente comme capable de se donner aux autres et d’avoir eu d’excellentes intentions en se mariant.
L’expert de la deuxième instance, qui a examiné directement le mari, exclut toute pathologie chez lui : « Aucune infirmité psychique […], Sans maladie psychique, seulement un léger déséquilibre interne, causé par une super-sensibilité interne ». L’expert rotal est pleinement d’accord avec l’analyse de son confrère : « Aucun trouble psychique ».
Conclusion
Comme l’a très justement noté l’expert rotal, les parties ont essayé en vain de donner à leurs conflits, nés d’une insuffisante connaissance de soi avant le mariage, la forme d’un désordre psychique. En s’accusant l’un l’autre d’incapacité d’instaurer une communauté de vie, ils ont plutôt parlé d’une absence d’accommodation mutuelle dans le mariage, mais les difficultés de bien s’accorder entre époux ne prouvent pas l’incapacité juridique d’instaurer le bien des conjoints de la part de chacune des parties.
Non Constat
pour le chef d’incapacité
visant l’un et l’autre des conjoints
Pio Vito PINTO, ponent
John G. ALWAN
Giordano CABERLETTI
__________
[1] PIE XI, Casti Connubii, AAS, vol. XXII, 1930, p. 548
[2] C. SERRANO, 9 novembre 1988, SRRDec, vol. XC, p. 724, n. 6
[3] JEAN-PAUL II, Encyclique Fides et ratio, 14 septembre 1998, n. 22 et 24
[4] M.F. POMPEDDA, Studi di Diritto Matrimoniale canonico, Milan 1993, p. 193
[5] C. PINTO, 24 octobre 1997, SRRDec, vol. LXXXIX, p. 783, n. 4
[6] Cf. c. COLAGIOVANNI, 20 mars 1991, SRRDec, vol. LXXXIII, p. 174, n. 5
[7] C. PINTO, 30 janvier 1996, SRRDec, vol. LXXXVIII, p. 74, n. 4
[8] C. STANKIEWICZ, 24 février 1994, SRRDec, vol. LXXXVI, p. 111, n. 10
[9] C. PINTO, 18 décembre 2002, n. 6
[10] Cf. F. DELLA ROCCA, Diritto matrimoniale canonico. Tavole sinottiche, Padoue, 1995, p. 81
[11] A. STANKIEWICZ, La convertibilità delle conclusioni peritali nelle categorie canoniche, Monitor Ecclesiasticus, 119, 378 ; cf. F. ROBERTI, De processibus, vol. II, Rome, 1926, p. 88
À propos de l’auteur