Coram BOCCAFOLA
Défaut de discretio judicii
Incapacité d’assumer
Tribunal régional de Flaminie (Italie) – 20 mai 2010
P.N. 19.100
Constat pour les 2 chefs
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PLAN DE L’IN JURE
- NATURE DU CONSENTEMENT
- LES INCAPACITÉS DE CONSENTIR
- La discretio judicii (c. 1095, 2°)
- Nature de la discretio judicii
- Les conditions de la présence de la discretio judicii
- Les obstacles à l’examen de la discretio judicii
- L’incapacité d’assumer (c. 1095, 3°)
III. RECHERCHE ET PREUVES DES INCAPACITÉS DU CANON 1095, 2° et 3°
- La recherche pour l’incapacité du c. 1095, 2°
- La recherche pour l’incapacité du c. 1095, 3°
- La preuve par les dépositions des parties et des témoins
- La preuve par les experts
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EXPOSÉ DES FAITS (résumé)
Attilio M., demandeur, né le 6 mai 1959, épouse le 29 avril 1995 Cristina P., née le 9 avril 1963. Les jeunes gens s’étaient connus en juin 1993 et peu après s’étaient considérés comme fiancés.
Cristina, quelques années avant de rencontrer Attilio, avait eu des problèmes d’ordre psychique, comme de la dépression, de l’agoraphobie, et elle était soignée par un psychiatre. De son côté, Attilio, durant son adolescence, avait été victime d’une brève période de dépression. Malgré cela, les jeunes gens se marient avec l’espoir d’un mariage heureux basé sur un amour mutuel.
La vie commune, sans enfant, dure quatre ans mais elle est malheureuse en raison des litiges provoqués par la conduite de l’épouse. Comme le rapporte le mari demandeur, « dès le voyage de noces, le troisième jour, Cristina m’a dit que tout était fini entre nous […]. Elle était nerveuse, agressive […]. Pendant toute la vie conjugale elle a eu des explosions de colère et d’agressivité ». La séparation a lieu le 7 juillet 1999.
Le 16 décembre de cette année 1999, Attilio présente un libelle au Tribunal ecclésiastique régional de Flaminie, accusant son mariage de nullité pour incapacité de l’épouse partie appelée de consentir au mariage selon le c. 1095, 2° et 3°. Lors de l’instruction une expertise sur les actes est réalisée. Le 20 décembre 2003, le Tribunal déclare la nullité du mariage pour incapacité de l’épouse selon la norme du c. 1095, 2° et 3°.
L’avocat de l’épouse fait appel à la Rote. Le Tour admet, le 18 février 2004, la cause à l’examen ordinaire du second degré. Le ponent actuel succède au premier ponent, devenu émérite. Le 23 février 2006 le doute est formulé sous les deux chefs, distingués, à savoir le grave défaut de discretio judicii (c. 1095, 2°) de la part de l’épouse et l’incapacité d’assumer (c. 1095, 3°) de la même épouse. Une nouvelle expertise est réalisée par le Professeur Tonali.
EN DROIT
- NATURE DU CONSENTEMENT
- Le consentement matrimonial, selon le c. 1057, est un acte de volonté, un acte vraiment humain, c’est-à-dire accompli par l’intelligence et la volonté, par lequel l’homme et la femme, par une alliance irrévocable, se donnent et se reçoivent mutuellement pour constituer entre eux une communauté de toute la vie, ordonnée, par son caractère naturel, au bien des conjoints et à la génération et l’éducation d’enfants (cf. c. 1055).
Un tel consentement manifesté légitimement entre personnes juridiquement capables, qui ne peut être suppléé par aucune puissance humaine (cf. c. 1057), est la cause suffisante et nécessaire du mariage. Si le consentement fait défaut, le mariage doit être considéré comme nul.
- LES INCAPACITÉS DE CONSENTIR
- Toutefois, le c. 1095, 2°, dispose que : « Sont incapables de contracter mariage les personnes […] qui souffrent d’un grave défaut de discretio judicii concernant les droits et les devoirs essentiels du mariage à donner et à recevoir mutuellement ».
- La discretio judicii (c. 1095, 2°)
- Nature de la discretio judicii
Et donc la discretio judicii est à définir comme la capacité humaine, qui provient de la conspiration, association et coopération harmonique entre l’intelligence et la volonté, par lesquelles le contractant peut prudemment estimer et donner, après une délibération de la raison, les devoirs et les droits essentiels du mariage. C’est pourquoi cette délibération n’est pas la simple connaissance intellective abstraite, ou théorique, des propriétés, fins essentielles et objet du mariage, mais elle est une décision réfléchie de la volonté, qui présuppose nécessairement tant une évaluation et une pondération pratique et existentielle convenable des motifs qu’un jugement pratico-pratique de l’intelligence et de la volonté en ce qui concerne le mariage qui est contracté hic et nunc.
- Les conditions de la présence de la discretio judicii
En conséquence, selon le c. 1095, 2°, pour qu’il y ait une décision délibérée mature, humaine et vraiment matrimoniale, il est nécessaire que soient trouvées dans le sujet tant la capacité de comprendre que la capacité d’estimer et de donner l’objet du contrat conjugal. Pour que le sujet agent puisse être dit maître de l’acte qu’il a posé, c’est-à-dire avoir la nécessaire discretio judicii, proportionnée à la gravité du mariage, il est nécessairement requis :
- Une connaissance intellectuelle suffisante de l’objet du consentement, qui indique l’appréhension abstraite de l’objet sous l’aspect du vrai ;
- Une estimation suffisante proportionnée à l’affaire du mariage, c’est-à-dire une connaissance critique ou estimative apte à la si grande charge qu’est le mariage ;
- Une liberté interne, c’est-à-dire la capacité de se déterminer ou de délibérer avec une estimation suffisante des motifs et une autonomie de la volonté par rapport à une impulsion interne contraignante, qui comporte dès lors la possibilité de donner et d’accepter l’objet visé ainsi que de prendre librement une décision délibérée.
En conséquence, si l’un des éléments ci-dessus énumérés vient à manquer chez le sujet, c’est la ruine de toute la structure de l’acte humain et donc de toute l’affaire juridique qu’il a réalisée, et cela non pas pour un vice de l’acte humain, mais par l’absence de cet acte humain ou, en d’autres termes, du consentement matrimonial lui-même.
- Les obstacles à l’exercice de la discretio judicii
L’exercice de la faculté critique peut être empêché par de multiples causes, non seulement par des maladies définies, mais également par des états anormaux, même passagers, qui enlèvent parfois la maîtrise des actes humains.
- Dans ce domaine l’impact d’obstacles de genre inconscient ainsi que de perturbations légères peut diminuer la liberté effective du contractant, mais il devient un véritable obstacle à la liberté du sujet dans la mesure où un tel impact porte sur les capacités intellectives et volitives elles-mêmes. Et donc les obstacles et les perturbations qui diminuent seulement la liberté effective, mais ne lèsent pas substantiellement les facultés intellectives et volitives (la liberté essentielle) ne peuvent pas rendre invalide le mariage. A ce sujet il faut toujours distinguer, comme l’a clairement déclaré le pape Jean-Paul II dans son Discours à la Rote de 1987, entre la simple difficulté et la véritable incapacité. En effet seule une grave espèce d’anomalie qui perturbe substantiellement les capacités de comprendre et/ou de vouloir du contractant est l’unique condition suffisante pour déclarer la nullité du mariage. Les divers obstacles de genre inconscient et les anomalies légères qui ne détruisent pas la liberté humaine essentielle, même si elles comportent la responsabilité morale des conjoints, constituent une simple difficulté et ne détruisent pas la capacité de comprendre et de vouloir du contractant.
- L’incapacité d’assumer (c. 1095, 3°)
- Dans le c. 1095, 3°, il s’agit de l’incapacité du contractant d’instaurer et de soutenir une véritable communauté de vie, c’est-à-dire de l’incapacité d’assumer et de remplir les obligations essentielles du mariage, procédant de causes de nature psychique définies. Ainsi le 3° du canon, plus que vers l’état acquis de science du contractant ou vers la puissance de son intelligence, dirige son attention vers l’efficacité de sa volonté, c’est-à-dire sur sa capacité à mener à leur effet les obligations essentielles du mariage.
Nous lisons en effet dans une sentence de Stankiewicz du 28 mai 1991[1] : « Cette incapacité relative aux obligations essentielles du mariage se fonde sur un grave défaut de la faculté psychique de la part du contractant, en raison duquel il ne peut pas disposer de l’objet formel essentiel du consentement, parce qu’un tel défaut rend absolument impossible l’actuation de l’objet essentiel du consentement. Dans ce cas en effet, les obligations essentielles du mariage, inscrites dans l’objet formel essentiel du consentement, excèdent les forces psychique du contractant dans l’ordre de l’exécution, de telle sorte qu’il ne peut pas s’obliger, par un acte de volonté, à les remplir. Personne assurément ne peut s’obliger à remplir une obligation impossible, parce que l’obligation relative à une prestation impossible ne se crée pas, en vertu de la nature de la chose, selon ce principe général du droit : ‘A l’impossible nul n’est tenu’ […]. Parce que la volonté qui prend une décision ne la prend pas au sujet d’une chose impossible, le consentement matrimonial relatif à un objet formel impossible est vain et inefficace, et donc ne réalise pas un mariage valide. »
III. RECHERCHE ET PREUVES DES INCAPACITÉS DU CANON 1095, 2° et 3°
- La recherche pour l’incapacité du c. 1095, 2°
- Donc, pour déclarer la nullité du mariage pour l’incapacité du c. 1095, 2°, il est nécessaire d’examiner si, au moment de la célébration du mariage, il y avait eu une anomalie psychique et si celle-ci avait eu un effet sur la faculté critique et élective pour choisir librement un état de vie, de telle sorte que la partie, en émettant le consentement matrimonial, n’aurait pas pu faire un acte véritablement humain.
- La recherche pour l’incapacité du c. 1095, 3°
Au contraire, relativement à l’incapacité du c. 1095, 3°, il faut rechercher si l’inhabilité à remplir les obligations causée par une anomalie avait été tellement grave qu’elle avait rendu, pour le contractant ou pour son partenaire, véritablement intolérable la communauté de vie, sans que le contractant infirme eût pu l’empêcher, parce que le mal-vivre ne dépend pas de sa volonté, mais plutôt de sa débilité et son infirmité. Il faut dès lors que les juges procèdent avec prudence dans ce domaine, en distinguant bien dans chaque cas l’espèce véritable et précise d’incapacité, sinon l’argument pour la nullité ne convaincrait pas si le vice du consentement était attribué seulement à une « immaturité » vague, faible et purement générique.
- La preuve par les dépositions des parties et des témoins
- Il ne faut pas oublier non plus qu’on doit attribuer une grande importance, tout d’abord, aux déclarations des parties, comme l’a prescrit clairement le Code de Droit canonique aux c. 1536, 2 et 1679, qui sont le début essentiel de la preuve, surtout si les parties jouissent de crédibilité. On lit à ce sujet dans une sentence de Huber : « Toute l’investigation doit se porter sur le sujet qui est dit avoir souffert, en se mariant, d’un grave défaut de discretio judicii. Il faut entendre l’époux qui s’attribue un défaut de discretio judicii. Il présentera son évolution depuis sa tendre enfance et pendant tout le cours de sa vie, et ainsi il dévoilera son état d’esprit au moment de la puberté. Il faut entendre l’autre partie, qui a cohabité avec son conjoint pendant plusieurs années et qui peut donc rendre compte de la condition psychique de celui-ci d’après son expérience quotidienne »[2].
Des témoins dignes de foi doivent également parler de l’incapacité de discretio et d’accomplissement des obligations conjugales au moment du mariage, en rapportant des faits certains, antécédents et concomitants au mariage. On suivra, pour évaluer les dépositions des témoins, les règles fixées dans les c. 1572 et 1573.
- La preuve par les experts
- Enfin, on attribuera une grande importance à l’article 209 de la récente Instruction Dignitas Connubii :
« § 1. Dans les causes d’incapacité, dans l’esprit du c. 1985, le juge ne doit pas omettre de demander à l’expert si l’une ou les deux parties souffraient d’une anomalie particulière habituelle ou transitoire au moment des noces ; quelle était sa gravité ; quand, pour quel motif et dans quelles circonstances elle prit son origine et se manifesta.
- 2. En particulier :
[…] 2° dans les causes pour défaut de discernement, il doit rechercher quel a été l’effet de l’anomalie sur la faculté critique et élective de prendre des décisions importantes, particulièrement pour choisir librement un état de vie ;
3° enfin dans les causes pour incapacité à assumer les obligations essentielles du mariage, il doit rechercher quelle est la nature et la gravité du fondement psychique à cause duquel la partie n’est pas seulement affectée d’une grave difficulté, mais aussi d’une impossibilité à accomplir les actions inhérentes aux obligations du mariage ».
Il est donc nécessaire de recourir aux experts pour découvrir la nullité du mariage en vertu du c. 1095 : il revient en effet aux experts, députés par les Juges, de découvrir, selon les préceptes de la science psychiatrique, la véritable et spécifique nature du mariage, le degré et la gravité de la perturbation, son début, son parcours, ses rémissions, et surtout la gravité de son influence sur la faculté critique et élective du contractant au moment de la célébration du mariage et sur l’accomplissement des obligations matrimoniales.
EN FAIT (résumé)
- La présence d’une véritable anomalie psychique chez l’épouse partie appelée, au moment de l’émission de son consentement matrimonial, nous semble bien prouvée à partir des actes de la cause. Le demandeur déclare que pendant les fiançailles Cristina et lui n’étaient pas toujours d’accord, parce que la jeune fille avait des crises de dépression et des sautes d’humeur ; il ajoute qu’elle avait un caractère fragile, et qu’elle avait peur devant l’arrivée du mariage. Cristina confirme ces déclarations, comme d’ailleurs presque tous les témoins.
- La gravité du phénomène ressort de la longue période où Cristina a été soignée, plus de cinq ans. Elle a séjourné en hôpital psychiatrique à deux reprises, la première de deux semaines et la seconde de deux mois. Les symptômes de la maladie ont été : crises de dépression et agoraphobie, explosion de rage et d’agressivité, comme l’indique le médecin traitant.
- L’expert nommé ex officio par le Tribunal de 1° instance, le docteur M., présente une analyse complète de l’origine et du développement de cet état psychique : celui-ci provient du contexte familial, avec un père absent et froid, qui n’a prêté attention qu’à son fils. Cristina en a conçu une carence de son auto-évaluation, elle a douté de sa propre identité, a développé un goût de la solitude. Pour l’expert, Cristina a trouvé en Attilio un substitut du père absent et son affection. En plus la vie conjugale a été sérieusement troublée par l’incursion de la belle-mère de Cristina, qu’Attilio n’a jamais contrecarrée et qui a contribué à ce que sa femme se sente marginalisée.
L’expert explique aussi comment l’état psychique de Cristina a empêché chez elle la discretio judicii nécessaire et la capacité d’émettre un consentement vraiment conjugal.
- Les juges de la première instance ont accepté la démonstration et les explications du rapport de l’expert et ils ont conclu qu’était prouvé chez l’épouse le manque de discretio judicii du c. 1095, 2°. Toutefois leur sentence semble insuffisante car les juges n’ont pas bien donné les raisons qui les ont amenés à reconnaître aussi la nullité du mariage selon le c. 1095, 3°. C’est pourquoi Notre Tour a admis la cause à l’examen ordinaire du second degré, d’autant qu’il s’est demandé si, dans le cas de Cristina et d’Attilio, il ne s’agissait pas d’une « simple incapacité relative ».
- Une expertise a donc été demandée au Professeur Tonali. Selon lui, une perturbation psychique structurelle de l’épouse, qui en était atteinte sans aucun doute bien longtemps avant son mariage, existait même quand les soins médicaux en faisaient disparaître les indices. En fait les témoins, les médecins traitants, les documents cliniques et l’expertise du Professeur Tonali s’accordent sur le fait que l’épouse souffrait au moins d’une perturbation dépressive et phobique-obssessive, que les experts estiment « grave ».
Le Professeur Tonali précise que cet état était présent chez Cristina au moment de l’échange des consentements. Il parle de Trouble de Personnalité non autrement spécifié (selon le DSM-IV-TR), p. 776), trouble endogène, qui empêchait Cristina d’établir une relation interpersonnelle suffisamment intégrée, stable et mature.
Les difficultés relatives à une éventuelle « simple incapacité relative » sont levées par l’expertise du Professeur Tonali. En fait, les interventions fâcheuses de la belle-mère dans le ménage et l’incapacité du mari à y mettre fin et à se soustraire à l’autorité de sa mère montrent seulement la fragilité de l’état psychique de l’épouse qui, en raison de perturbations structurelles de celui-ci, a de plus en plus gravement laissé paraître les indices de ses problèmes psychiques.
- En conclusion, l’argument fondé sur le c. 1095, 3° est valable en ce sens que l’épouse, en raison de son anomalie psychique, a été incapable d’instaurer et de soutenir une nécessaire relation interpersonnelle duelle et paritaire, car son état psychologique l’a empêchée de créer et de vivre une communauté de vie minimale et tolérable, ordonnée au bien des conjoints et à celui des enfants.
Constat de nullité
pour les 2 chefs du c. 1095, 2° et 3°
Vetitum pour l’épouse
Kenneth BOCCAFOLA, ponent
Giovanni Baptista DEFILIPPI
Robert M. SABLE
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[1] C. STANKIEWICZ, 28 mai 1991, SRRDec, vol. LXXXIII, p. 347
[2] C. HUBER, 4 mars 1998, SRRDec, vol. XC, p. 121-122, n. 5
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