Coram SCIACCA
Défaut de discretio judicii
Incapacité d’assumer
Exclusion du bien des enfants
Tribunal régional de Triveneto (Italie) – 1° février 2008
Constat pour l’incapacité
__________
PLAN DE L’IN JURE
- LE DÉFAUT DE DISCRETIO JUDICII
- Les trois incapacités du c. 1095
- Les trois éléments de la discretio judicii
- La nécessaire gravité du défaut de discretio judicii
- Le recours aux experts selon Dignitas Connubii
- L’INCAPACITÉ D’ASSUMER LES OBLIGATIONS ESSENTIELLES DU MARIAGE POUR
DES CAUSES DE NATURE PSYCHIQUE
- La règle du c. 1095, 3°
- Quelles sont les obligations essentielles du mariage ?
- La sexualité et le bien des enfants
- Deux défauts de la sexualité : l’anorgasmie et la dyspareunie
- L’acte conjugal doit s’effectuer ‘de manière humaine’
- La sexualité dans le mariage
- Arroba Conde
- Bottone
- Viladrich
- Arroba Conde
- Bonnet
- Le Magistère et la doctrine : enseignement sur la sexualité dans le mariage
- Jean-Paul II et le Catéchisme de l’Eglise catholique
- Quelques sentences rotales
- Les experts
III. L’EXCLUSION DU BIEN DES ENFANTS
- L’acte de volonté
- L’exclusion du droit ou de l’exercice du droit
- La preuve de l’exclusion du bien des enfants
__________
EXPOSÉ DES FAITS (résumé)
Après de longues fréquentations amoureuses commencées à l’adolescence, Roberto M., âgé de 27 ans, épouse, le 23 mai 1998, Katia F., de deux ans sa cadette. La vie conjugale est malheureuse dès le voyage de noces, qui a lieu au Brésil où un oncle de Roberto est missionnaire, et pendant lequel Katia ne pense qu’à retourner chez son père. A cette époque le mariage n’est consommé qu’une fois, l’épouse se refusant aux rapports conjugaux en raison de difficultés d’ordre sexuel, qu’elle avait déjà rencontrées avant le mariage. La situation sur ce plan ne s’améliore pas, si bien que l’épouse quitte son mari en novembre 2000. Aucun enfant n’était né de son union avec Roberto. Le divorce est prononcé le 21 janvier 2001.
Le 3 novembre suivant, le mari accuse son mariage de nullité devant le Tribunal régional de Triveneto, en s’appuyant sur le c. 1095, 2° et 3°, pour chacune des parties. Une expertise ex officio est réalisée. Le 29 décembre 2003, le Tribunal rend une sentence négative.
Roberto fait appel à la Rote. Sur la demande de son avocat, un nouveau chef de nullité est ajouté et le 17 novembre 2006 le doute est concordé sous la formule suivante : « La preuve est-elle rapportée que le mariage en cause est nul pour défaut de discretio judicii et/ou incapacité d’assumer les obligations essentielles du mariage de la part de chacun des époux ou au moins de la part de l’un des deux, et, de façon subordonnée, et comme en 1° instance, pour exclusion du bien des enfants de la part de l’épouse, partie appelée ? ». Une nouvelle expertise est ordonnée.
EN DROIT
- LE DÉFAUT DE DISCRETIO JUDICII
- Il n’échappe évidemment à personne que le mariage tire son origine constitutive du consentement des époux. En un mot, « c’est le consentement des parties légitimement manifesté entre personnes juridiquement capables qui fait le mariage […] » (c. 1057 § 1). La loi canonique explique que sont « juridiquement capables » ceux qui sont libres de tout empêchement dirimant (cf. c. 1073).
Le consentement matrimonial, en tant qu’« acte de la volonté par lequel un homme et une femme se donnent et se reçoivent mutuellement par une alliance irrévocable pour constituer le mariage » (c. 1057 § 2), est un acte humain qui procède du concours nécessaire des facultés de l’intelligence et de la volonté.
- Les trois incapacités du c. 1095
- Le c. 1095 indique trois espèces distinctes d’incapacités pour émettre un consentement matrimonial valide.
Tandis que sous le n° 1 sont recensés comme incapables de contracter tous ceux qui « n’ont pas l’usage suffisant de la raison », le n° 2 du même canon regarde la capacité personnelle intellective de comprendre du contractant, c’est-à-dire sa capacité d’apprécier et d’évaluer l’objet auquel il consent, en jouissant d’une liberté intérieure proportionnée sans laquelle le consentement est détruit.
Le n° 3, enfin, se réfère à l’incapacité, surtout dans le domaine de la volonté, de remplir les obligations que le contractant veut et doit accepter. En d’autres termes, le contractant – même s’il peut émettre correctement et librement un consentement conjugal et s’il a une véritable volonté de remplir les obligations conjugales qu’il a librement acceptées – est totalement incapable, pour des causes de nature psychique, et des causes graves, de remplir les obligations qu’il avait assumées.
Comme l’exprime parfaitement F. Bersini, « tandis que plus haut (c’est-à-dire sous le n° 2 du c. 1095) on considérait l’acte subjectif du consentement, affecté d’une altération substantielle, ce numéro (le n° 3) considère l’incapacité de remplir l’objet du consentement et, en conséquence, de remplir l’obligation assumée. En d’autres termes, tandis que le n° 2 précédent regarde de façon prévalente le facteur intellectif en tant que tel, le n° 3 regarde la pathologie latente et l’immunité psychique qui se réfèrent avant tout à la sphère beaucoup plus complexe de l’affectivité et volonté de la personnalité »[1].
- Les trois éléments de la discretio judicii
- Il est bon de remarquer que la « discretio judicii » ne doit pas être regardée comme un concept clinique, mais juridique, qui comporte trois éléments :
- une connaissance intellectuelle suffisante portant sur l’objet du consentement ;
- une connaissance critique, c’est-à-dire estimative ou appréciative, proportionnée de façon appropriée à la démarche si importante qu’est le fait de contracter mariage ;
- une liberté interne, c’est-à-dire la capacité de prendre une décision délibérée, en étant libre de toute impulsion intrinsèque.
- La nécessaire gravité du défaut de discretio judicii
- Le défaut de cette discretio judicii doit être grave, en ce sens que la gravité – comme nous l’avons souvent écrit dans des décisions coram Sciacca – peut-être le résultat ou la somme d’un désordre psychique, même considéré en lui-même comme n’étant pas particulièrement grave, et d’un concours patent d’éléments et de circonstances particulières paralysantes, en sorte que le choix délibéré ne puisse pas se faire entre des possibles divers, comme une liberté de choisir délibérément entre des objets divers, mais que ce choix délibéré soit comme nécessité par un déterminisme à un seul objet.[2]
- Le défaut de discretio judicii, en effet, est véritablement grave s’il peut interdire la pondération et l’estimation des droits et devoirs essentiels du mariage, qui sont l’objet sur lequel est donné le consentement matrimonial.
Le Pape Jean-Paul II a des phrases remarquables à ce sujet : « Pour le canoniste, le principe doit rester clair que seule l’incapacité, et non pas la difficulté, à donner le consentement et à réaliser une vraie communauté de vie et d’amour, rend nul le mariage. L’échec de l’union conjugale, par ailleurs, n’est jamais en soi une preuve pour démontrer cette incapacité des contractants : ceux-ci peuvent avoir négligé les moyens aussi bien naturels que surnaturels qui sont à leur disposition, ou en avoir mal usé, ou bien ne pas avoir accepté les limites inévitables et les pesanteurs de la vie conjugale, que ce soit par des blocages de nature inconsciente ou par des pathologies légères qui n’entament pas la liberté humaine dans son essence, ou que ce soit enfin à cause de déficiences d’ordre moral. On ne peut faire l’hypothèse d’une véritable incapacité qu’en présence d’une forme sérieuse d’anomalie qui, de quelque façon qu’on la définisse, doit entamer de manière substantielle les capacités de comprendre et/ou de vouloir de celui qui contracte »[3].
- De ces paroles très claires du Souverain Pontife il apparaît en pleine lumière que seule une sérieuse perturbation psychique, ou, en d’autres termes, un grave désordre de l’esprit, peut irriter le consentement. Il s’ensuit nécessairement qu’un défaut léger ou modéré de la « psyché » (intelligence, volonté, affectivité) et un vice léger du caractère ne peuvent empêcher un consentement valide.
Une discretio judicii suffisante est présumée exister chez ceux qui se marient, à moins que le contraire ne soit prouvé sans le moindre doute par de solides arguments.
- Le recours aux experts selon Dignitas Connubii
- En ce qui concerne la preuve dans les causes d’incapacité consensuelle, la loi canonique, aux c. 1680 et 1574, dont le contenu est renforcé par l’Instruction Dignitas Connubii aux articles 203-213, fait grand cas du travail des experts pour aider le Juge – à qui seul revient de porter un jugement après avoir examiné avec soin l’ensemble du complexe de la cause – à se former une certitude morale.
Nous trouvons en particulier à l’article 209 § 2 de l’Instruction :
« 1°. Dans les causes pour défaut d’usage de la raison, (l’expert) doit rechercher si au moment de la célébration du mariage cette anomalie perturbait gravement l’usage de la raison ; avec quelle intensité et à quels indices elle se révélait ;
2°. dans les causes pour défaut de discretio judicii, il doit rechercher quel a été l’effet de l’anomalie sur la faculté critique et élective de prendre des décisions importantes, particulièrement pour choisir librement un état de vie ;
3°. enfin, dans les causes pour incapacité à assumer les obligations essentielles du mariage, il doit rechercher quelle est la nature et la gravité du fondement psychique à cause duquel la partie n’est pas seulement affectée d’une grave difficulté, mais aussi d’une impossibilité à accomplir les actions inhérentes aux obligations du mariage ».
- L’INCAPACITÉ D’ASSUMER LES OBLIGATIONS ESSENTIELLES DU MARIAGE POUR
DES CAUSES DE NATURE PSYCHIQUE
- La règle du c. 1095, 3°
- Le cas présent est régi par le c. 1095, 3° dont le contenu est très connu et a été des milliers de fois utilisé par la jurisprudence de Notre For et étudié par la doctrine constante : sont en effet incapables d’émettre un consentement matrimonial valide ceux qui, pour des causes de nature psychique, ne peuvent pas assumer les obligations essentielles du mariage.
Comme nous en sommes clairement avertis dans une sentence c. Turnaturi, du 21 novembre 1997, « la prise en charge des obligations ne produit pas son effet si la volonté est privée de l’usage de la puissance exécutive pour les actions futures essentielles à la communauté conjugale ou celles qui concernent l’ordonnancement naturel à la communauté de vie matrimoniale »[4].
- Quelles sont les obligations essentielles du mariage?
- Quelles sont les obligations essentielles du mariage ?
En un mot ce sont celles qui se trouvent dans les biens appelés « biens augustiniens », c’est-à-dire dans les biens de la fidélité, des enfants et du sacrement, en tant qu’obligations qui touchent à l’essence du mariage, mais non toutefois à tout ce qui concerne l’espèce parfaite du mariage ou sa pleine et harmonieuse figure.
- La sexualité et le bien des enfants
Le mariage est ordonné par sa nature au bien des enfants, c’est-à-dire à la procréation d’enfants (c. 1061 § 1), et cela « par une certaine coopération sexuelle » (c. 1096 § 1) – réalisant la communauté de toute la vie entre les conjoints – qui doit être accomplie « de manière humaine » (c. 1061 § 1). En conséquence, si le contractant ne peut pas faire le don total de lui-même, corps et âme, « de manière humaine », pour des causes de nature psychique qui rejaillissent en effets sexuels, ou plus justement, en défauts sexuels, il contracte invalidement.
- Deux défauts de la sexualité : l’anorgasmie et la dyspareunie
- En ce qui regarde les défauts de la sexualité, d’où ne découle pas nécessairement l’impuissance, il faut y placer tous ceux qui empêchent l’exercice correct, à réaliser de manière humaine, des actes aptes par eux-mêmes à la génération d’enfants.
Parmi les maladies qui peuvent empêcher l’exercice correct de la sexualité, ordonné à l’obtention du bien des conjoints, c’est-à-dire à la formation de la communauté conjugale dans laquelle sont noués et le bien des enfants et l’aide mutuelle ainsi que la donation sexuelle (‘le remède à la concupiscence’), on trouve l’anorgasmie et la dyspareunie.
L’anorgasmie – peut-on lire dans le ‘Dizionario Medico’ – est « l’incapacité de la femme d’atteindre l’orgasme après une phase d’excitation normale ; elle peut être primaire (la femme n’a jamais eu un orgasme) ou secondaire (perte de la capacité d’avoir un orgasme) […]. Dans la majeure partie des cas, l’anorgasmie est due à des problèmes de caractère psychologique, mais souvent à des causes organiques »[5].
Par dyspareunie on entend « un rapport sexuel douloureux et difficile pour la femme. Si cet état se manifeste durant les premiers rapports sexuels, il est souvent dû au vaginisme, causé par une contraction de la musculature périnéenne et d’un spasme de la partie plus extérieure du canal vaginal en absence de sécrétion. Le responsable de cette situation peut être un hymen particulièrement rigide. Parfois elle se manifeste par une peur anticipée ou par une répulsion envers la pénétration du pénis. Ce trouble peut être associé à une personnalité anxieuse, immature, ou être le symptôme d’un trouble psychologique »[6].
- L’acte conjugal doit s’effectuer ‘de manière humaine’
- En effet, comme nous l’avons écrit dans notre décret du 16 décembre 2001 dans une cause de Košice (Slovénie), « ‘De manière humaine’ et non pas de n’importe quelle manière, édicte la loi : c’est-à-dire d’un côté par un mutuel consentement libre de chaque partie, et d’un autre côté sans des difficultés très grandes et très pénibles qui rendent l’acte sexuel quasi prométhéen, dont la consommation exige une force vigoureuse, et qui, pour cette raison, ne permettent pas à l’acte sexuel de s’exercer, de fait, dans une mutuelle donation, parce que ‘l’intime conjonction des personnes et des actes’ ne peut être réalisée ».
C’est pourquoi nous sommes en plein et total accord avec les paroles suivantes d’Arroba Conde, que nous pensons, pour que la choses soit mieux perçue, très utile de rapporter : « Le seul élément de la liberté ne répond pas pleinement au sens que ‘humano modo’ (de manière humaine) a dans la doctrine conciliaire, c’est-à-dire au sens de favoriser la réciprocité et la joyeuse donation des conjoints »[7], puisque la loi s’interprète ‘selon le sens propre des mots’ (c. 17).
- La sexualité dans le mariage
- a) Arroba Conde
« La copulation, même si elle est libre et physiologiquement adaptée – poursuit Arroba Conde dans son ouvrage cité[8], ne peut se dire conjugale si elle est privée de la signification personnelle du rapport conjugal. Il ne faut donc pas négliger les résultats scientifiques s’ils sont en mesure de démontrer l’existence de mécanismes qui, dès le premier rapport sexuel, ont rendu l’union charnelle dans un couple privée totalement de dialogue génital fécond et gratifiant ».
- Bottone
- Poursuivant la jurisprudence de Notre For sur ce sujet, « la sexualité – comme on le trouve dans une sentence c. Bottone du 4 mars 1999 – entre nécessairement dans le mariage et son usage correct constitue un devoir entre les conjoints. Comme on le voit, il ne s’agit pas d’un acte quelconque de sexualité, mais d’un acte véritablement conjugal qui est défini par la Constitution Gaudium et Spes comme l’œuvre propre du mariage par laquelle s’exprime l’amour : ‘Eminemment humain puisqu’il va d’une personne vers une autre personne en vertu d’un sentiment volontaire, cet amour enveloppe le bien de la personne tout entière ; il peut donc enrichir d’une dignité particulière les expressions du corps et de la vie psychique’[9]».[10]
Il en découle aisément qu’une sexualité incorrecte empêche d’obtenir ce bien ou devoir essentiel au mariage, c’est-à-dire le bien des conjoints et la génération-éducation des enfants auxquels le mariage est « ordonné par son caractère naturel » (c. 1055 § 1).
- Viladrich
Cela est exposé de façon remarquable et avec une grande clarté par Viladrich, qui peut affirmer en conséquence : « L’objet de la capacité consensuelle n’est pas l’acte de copulation, mais le pouvoir de constituer un droit-devoir sur la copulation, comme expression paradygmatique de la co-appartenance réciproque de la masculinité et de la féminité entre les époux […]. Le sujet peut voir compromise sa capacité de constituer le droit-devoir sur les actes conjugaux […] par impossibilité d’assumer le devoir conjugal, comme intimité habituelle et ordinaire, fruit de l’ordonnancement permanent de la vie matrimoniale à ses fins objectives. On considère qu’ayant pour objet l’instauration d’un droit-devoir par l’intermédiaire d’un acte de libre volonté rationnelle, la capacité consensuelle regarde les actes conjugaux nécessairement dans leur totalité, comme objet continuel et permanent d’un tel droit et donc comme début d’une séquence d’intimité sexuelle ordonnée à la réalisation du bien des époux et de la procréation-éducation des enfants, cette capacité consensuelle qui a son expression juridique obligée dans la possibilité ordinaire et habituelle des actes conjugaux dans la dynamique vitale du mariage. Dans cette perspective, quand l’acte conjugal ne peut arriver dans la vie intime des époux que comme un fait exceptionnel ou extraordinaire, insolite ou inhabituel, de l’ordonnancement permanent de l’intimité sexuelle aux fins essentielles du mariage, nous ne nous trouvons pas dans un cas d’impuissance et encore moins de non-consommation, mais nous pouvons nous trouver devant un cas d’incapacité consensuelle du c. 1095, concrétisée par l’impossibilité d’assumer les devoirs essentiels du mariage pour des causes de nature psychique, toutes les fois que – clairement – la dite impossibilité est due à une cause de nature psychique existant déjà au moment de contracter le mariage »[11].
- Arroba Conde
« La sexualité – comme le dit clairement Arroba Conde – dans sa fonctionnalité respective homme-femme, est présente pour permettre la rencontre et le dialogue le plus intégral et radical qu’on puisse imaginer, ce qui revient à dire le don, non de quelque chose, mais de ce qu’on est. La sexualité configure la radicale altérité individuelle et renvoie à l’intentionnalité amoureuse de la personne ; on comprend alors comment l’amour se sert de la rencontre sexuelle physique et que cela seul incarne, de façon intégrale (pourtant non exclusive), l’effort de surmonter la limitation innée et, en tant qu’expression instinctive de l’unité intrapersonnelle et extrapersonnelle désirée, rend concrète l’option de vivre avec et pour l’autre »[12].
- Bonnet
Toujours dans la doctrine établie, « le moment initial et qui cause de façon appropriée la relation conjugale – note P.A. Bonnet – dans laquelle consiste l’état de vie matrimoniale (le mariage in facto esse) ne peut être que la mutuelle donation intégrale de la sexualité, c’est-à-dire de la fonctionnalité homme-femme. C’est seulement une telle donation qui réussira à réunir au profond de leur être un homme et une femme, en les engageant totalement dans leur complémentarité spécifique […]. A la base, en effet, de leur état de vie matrimoniale, constitué par la relation conjugale, il ne peut qu’être par eux un acte qui puisse réciproquement transformer […], modeler l’autre en un « toi ». Pour obtenir cette réalisation mutuelle, il est nécessaire de surmonter l’extranéité originale personnelle réciproque des époux avec le don mutuel d’eux-mêmes en tant qu’êtres sexués et donc, en tant que tels, capables de dialoguer entre eux »[13].
- Le Magistère et la doctrine : enseignement sur la sexualité dans le mariage
- Jean-Paul II et le Catéchisme de l’Eglise catholique
Le Magistère, sur lequel s’appuient – comme fondement nécessaire et inébranlable – la doctrine canonique ci-dessus citée ainsi que la jurisprudence, enseigne avec clarté :
« La sexualité est ordonnée à l’amour conjugal de l’homme et de la femme. Dans le mariage l’intimité corporelle des époux devient un signe et un gage de leur communion spirituelle »[14].
De même Jean-Paul II dans l’Exhortation Apostolique Familiaris Consortio : « La sexualité, par laquelle l’homme et la femme se donnent l’un à l’autre par les actes propres et exclusifs des époux, n’est pas quelque chose de purement biologique, mais concerne la personne humaine dans ce qu’elle a de plus intime. Elle ne se réalise de façon véritablement humaine que si elle est partie intégrante de l’amour dans lequel l’homme et la femme s’engagent entièrement l’un vis-à-vis de l’autre jusqu’à la mort »[15].
« Les actes […] qui réalisent l’union intime et chaste des époux sont des actes honnêtes et dignes. Vécus d’une manière vraiment humaine, ils signifient et favorisent le don réciproque par lequel les époux s’enrichissent tous les deux dans la joie et la reconnaissance »[16].
« La sexualité est source de joie et de plaisir »[17].
- Quelques sentences rotales
- Revenons à la Jurisprudence rotale. « La sexualité conjugale doit, en tant que bien, s’exercer selon l’ordonnancement de la nature »[18].
Dans une sentence c. Serrano, du 28 juillet 1981, on peut lire : « (Le déséquilibre de l’instinct sexuel), quel qu’il soit, doit être considéré par rapport au mariage, de telle sorte qu’on n’ait pas seulement devant les yeux le ‘caractère sérieux général’ du domaine conjugal et du trouble, mais les raisons tout à fait particulières qui font du mariage une réalité grave, à la fois en raison de sa perpétuité – à laquelle certainement il faut être attentif -, et en raison de ce qu’il est, à savoir une communauté intime et établie par une structure interpersonnelle essentielle.
Sous cet aspect, la sexualité en général […] est mise en question de deux façons : parce qu’elle peut affecter le consentement conjugal lui-même, et parce qu’elle empêche l’acceptation des droits et des devoirs conjugaux, par lesquels se construit la communauté de vie et d’amour, tout à fait propre au mariage »[19].
- Personne en effet ne mettrait en doute que parmi les obligations essentielles, c’est-à-dire les droits et devoirs du mariage, dont parle le c. 1095, 3°, en tant que facultés légitimes de faire et d’exiger, se trouve assurément ce que le discours classique appelle le « droit au corps », c’est-à-dire le « devoir conjugal », à savoir l’exercice de la sexualité à accomplir entre époux de manière humaine et ordonné à la génération d’enfants (c. 1055).
- Celui qui, en contractant, en raison de graves difficultés d’ordre sexuel, provenant de causes de nature psychique, ne peut pas accomplir cet exercice correct (‘de manière humaine’), contracte, compte tenu de la très étroite connexion entre la sphère psychique et la sphère génitale, invalidement de par le c. 1095, 3°.
- Les experts
- Comme nous l’avons déjà dit plus haut, dans ces cas-là, il faut absolument que l’aide des experts soit apportée au juge (c. 1680, 1574), soit qu’elle porte sur l’aspect spécifiquement physique, soit qu’elle concerne les causes de nature psychique d’où est sortie la difficulté sexuelle : il revient uniquement au juge d’évaluer, de peser et surtout de critiquer les expertises en même temps que l’ensemble du complexe de la cause, et également de considérer avec soin tout ce qui est arrivé avant et après le mariage.
III. L’EXCLUSION DU BIEN DES ENFANTS
- La matière qui nous est soumise, avec l’ajout du chef d’exclusion du bien des enfants, est également régie par les préceptes du c. 1101, qui sont bien connus et qui n’ont pas besoin d’un commentaire ultérieur, du fait que les auteurs approuvés et la Jurisprudence de Notre For les ont des milliers de fois étudiés et mis en lumière.
Il suffira de rappeler seulement que celui qui, en contractant son mariage, exclut, par un acte positif de volonté, un élément substantiel du consentement, rend nul ce consentement.
- L’acte de volonté
- Par acte positif de la volonté on entend une volonté déterminée par laquelle le contractant exclut positivement l’un ou l’autre des éléments substantiels, et donc il ne suffit pas qu’il ait une attitude purement négative à l’égard des éléments substantiels, c’est-à-dire qu’il n’émette aucun acte de volonté.
- L’exclusion du droit ou de l’exercice du droit
- Mais il faut prouver véritablement si ce qui est exclu, c’est le droit lui-même aux actes conjugaux, en lequel se trouve proprement un bien essentiel du mariage, ou si c’est l’exercice du droit : dans ce cas – qui est le plus fréquent – le mariage demeure dans ses éléments constitutifs essentiels, et donc il doit être déclaré valide.
L’intention des conjoints, en effet, d’éviter la génération d’enfants pour un certain temps, en raison de causes diverses, comme l’amélioration de la situation économique, ou la preuve de la concorde par une expérience plus profonde de la vie commune, etc., ou leur intention même d’abuser du droit, ne doivent pas être tenues pour une exclusion du droit lui-même, mais seulement pour une exclusion de l’exercice correct du droit.
- La preuve de l’exclusion du bien des enfants
- Quant à la preuve au for externe de l’intention contraire au mariage ou à l’un de ses éléments essentiels, nous avons un principe fondamental au c. 1101 § 1.
« Le consentement intérieur est présumé conforme aux paroles et aux signes employés dans la célébration du mariage ».
Ceci est une présomption juridique simple, c’est-à-dire valable jusqu’à preuve du contraire. Multiple est en effet la raison d’une telle présomption : le bien commun, qui demande la certitude et la stabilité dans le mariage ; un principe du droit naturel, à savoir que « tout est présumé bon à moins qu’il ne soit prouvé mauvais » ; la faveur du droit dont jouit le mariage (c. 1060).
- L’exclusion du bien des enfants peut être prouvée directement : par la confession de celui qui a commis l’exclusion, ainsi par les dépositions de l’autre conjoint et des témoins dignes de foi qui produisent dans le jugement ce qu’ils ont su à une époque non-suspecte.
La preuve indirecte ressort du motif ou de la cause de la simulation, tant proche que lointaine, proportionnée à une si grave simulation, sans laquelle personne, raisonnablement, n’aurait commis une telle simulation, cette cause étant bien distincte de la cause qui a conduit au mariage ; la preuve indirecte se tire également de toutes les circonstances, antécédentes, concomitantes et subséquentes du mariage.
EN FAIT (résumé)
- L’INCAPACITÉ DU MARI SELON LE C. 1095, 2° ET 3°
Le demandeur, qui s’estime incapable d’émettre un consentement matrimonial valide, en raison d’une grave carence de capacité critique-estimative envers l’objet essentiel du mariage à contracter, et qui se dit également incapable d’assumer les obligations essentielles du mariage, parle ouvertement de lui-même dans sa première déposition du 3 juin 2002 : « Je suis une personne dans la norme, avec une capacité de relation et d’amitié, ouverte pour manifester mes sensations intérieures ». Il ajoute qu’il a reçu une bonne éducation, qu’il a un métier, qu’il a toujours été croyant et pratiquant, qu’il n’a jamais eu besoin d’aller dans un hôpital.
De son côté Katia, l’épouse partie appelée, déclare, dans sa déposition du 10 février 2002, qu’elle n’a jamais constaté chez son mari Roberto une anomalie ou un trouble psychique.
Les témoins : le père de Roberto, sa mère, la mère et le père de Katia, affirment tous que le demandeur avait une personnalité normale et que le mariage a été voulu et préparé par les deux fiancés, ce que confirment d’autres témoins, dont deux prêtres.
Certes Roberto évoque des difficultés caractérielles chez Katia, mais « je la tenais pour une personne adaptée à moi-même et avec qui je voulais vivre ma vie ».
Le docteur V., expert nommé d’office en première instance, considère, après une étude du dossier et un examen direct du demandeur, que celui-ci souffrait d’un grave trouble psychique, dès avant son mariage. Toutefois d’une part le jugement de l’expert dépasse les prémisses et d’autre part la psychanalyse qu’il met en œuvre ne s’accorde pas avec les principes constitutifs de l’anthropologie chrétienne, et comme elle est marquée par le déterminisme, et donc qu’elle nie toute liberté humaine, elle ne peut pas être acceptée.
Devant la Rote a été désigné un autre expert, le docteur Z., qui n’a décelé chez le mari demandeur aucune perturbation « dans la pensée ou la perception ». Roberto, selon l’expert, a des rapports interpersonnels formellement corrects, il n’a pas de tares héréditaires, son développement physique-psychique est normal, sa capacité critique de jugement est efficace.
Bref, les Pères soussignés rejettent le chef de défaut de discretio judicii chez le mari.
Quant à l’incapacité d’assumer de Roberto, elle n’est pas acceptée non plus par les Juges, en raison des conclusions de l’expertise du docteur Z. suivant lesquelles, même si le mari demandeur avait une certaine immaturité, il était, au moment de son mariage, capable de construire une communauté matrimoniale authentique.
- L’INCAPACITÉ DE LA FEMME SELON LE C. 1095, 2° ET 3°
- Le grave défaut de discretio judicii
Pendant les 10 années de relations amoureuses de Roberto et Katia avant leur mariage, celle-ci n’a donné aucun signe d’une anomalie psychique qui aurait pu affecter sa capacité d’évaluation et de critique. Elle a décidé de se marier de façon mature, malgré les défauts qu’elle constatait chez Roberto.
Aucun témoin ne parle d’anomalie psychique chez Katia, et l’expert rotal, le docteur Z., qui n’a pas pu examiner directement l’épouse et donc s’est basé uniquement sur les actes, déclare « ne pas être en état de dire si la personnalité de l’épouse a compromis l’exécution de l’acte de son choix ».
Les Pères soussignés se rangent à cet avis.
- L’incapacité d’assumer
Il en va tout autrement sous cet aspect. Les parties ont rencontré des difficultés d’ordre sexuel avant le mariage : cycle menstruel de Katia douloureux et irrégulier, refus de Katia d’avoir un rapport sexuel dans la nuit de noces (témoignage de la mère de l’épouse, confirmé par le père de Katia). Pour le Rev. D.S., psychologue, l’épouse a « une personnalité froide, incapable d’empathie avec les personnes et les enfants » ; le Père S. a entendu plusieurs fois Roberto se plaindre du refus de sa femme d’avoir des relations conjugales ; l’expert de 1° instance, le docteur V., que Katia n’a pas voulu rencontrer et qui s’est basé sur les actes, parle de trouble hystrionique de personnalité, de grave psychopathologie au moment du mariage.
De son côté, l’expert rotal, le docteur Z., après une longue étude du dossier, reconnaît qu’il peut y avoir chez Katia un trouble hystrionique de personnalité, ou une aversion sexuelle, ou une frigidité sexuelle. Quelle que soit l’hypothèse retenue, il est clair pour l’expert que « l’épouse était incapable d’établir une véritable intimité sexuelle, qui entre dans la substance de la vie commune conjugale », et il conclut qu’elle « n’était pas en mesure, au moment de son mariage, de construire une communauté conjugale telle que soient garantis le bien-être et l’amélioration des conjoints ».
Les Juges estiment également que les graves difficultés rencontrées par Katia dans ses relations conjugales avec son mari Roberto, quelle qu’en soit l’origine, montrent qu’elle a été incapable d’accomplir ‘de façon humaine’ son devoir conjugal par une vie sexuelle correcte. Il ne s’agit pas seulement, d’ailleurs, de difficultés mais d’une véritable impossibilité d’avoir des relations sexuelles normales, qui sont à compter parmi les droits-devoirs du mariage, dont traite le c. 1095, 3°.
III. L’EXCLUSION DU BIEN DES ENFANTS PAR L’ÉPOUSE
Sur ce point, le dossier ne contient ni confession judiciaire ni extrajudiciaire de l’épouse ; le motif de la simulation est obscur et les circonstances ne semblent pas en faveur de la thèse du demandeur. Ce chef n’est pas prouvé.
Constat de nullité
seulement pour incapacité de l’épouse
d’assumer les obligations essentielles du mariage
Vetitum pour l’épouse
Giuseppe SCIACCA, ponent
Josef HUBER
Giovanni Baptista DEFILIPPI
__________
Cette sentence, qui pour la première fois a déclaré la nullité du mariage, est transmise au Tour d’appel.
__________
[1] F. BERSINI, Il nuovo dir. can. matrimoniale, Turin 1985, p. 96
[2] Cf. c. SCIACCA, 16 juin 2005, et 17 mars 2006
[3] JEAN-PAUL II, Discours à la Rote, 5 février 1987, n. 7
[4] C. TURNATURI, 21 novembre 1997, SRRDec, vol. LXXXIX, p. 827, n. 7
[5] UTET, Turin 2004, vol. 1, p. 110
[6] Ouvrage cité, p. 478-479
[7] M.J. ARROBA CONDE, La coppia conjugale nella medicina canonistica : il matrimonio rato e non consumato, Barbieri, Rome 2007, p. 283
[8] P. 283
[9] GAUDIUM et SPES, n. 49 § 1
[10] C. BOTTONE, 4 mars 1999
[11] P.J. VILADRICH, Il consenso matrimoniale, Milan 2001, p. 112-113
[12] M.J. ARROBA CONDE, ouvrage cité, p. 274
[13] L’essenza del matrimonio e il bonum conjugum, ouvrage collectif ‘Il bonum conjugum nel matrimonio canonico’, SCV, 1996, p. 112
[14] Catéchisme de l’Eglise catholique, n. 2360
[15] Catéchisme de l’Eglise catholique, n. 2361
[16] GAUDIUM et SPES, n. 49, § 2
[17] Catéchisme de l’Eglise catholique, n. 2362
[18] C. TURNATURI, 18 avril 1996, SRRDec, vol. LXXXVIII, p. 341, n. 19
[19] C. SERRANO, 28 juillet 1981, SRRDec, vol. LXXIII, p. 428, n. 26
À propos de l’auteur