Coram PINTO
Incapacité d’assumer
Bogota (Colombie) – 22 février 2008
P.N. 17.063
Constat de nullité
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PLAN DE L’IN JURE
- Incapacité d’assumer et obligations essentielles du mariage
- Incapacité d’assumer et communauté de vie conjugale
- La nature psychique de la cause de l’incapacité d’assumer
- La preuve de l’incapacité d’assumer
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EXPOSÉ DES FAITS (résumé)
Silveriano P., demandeur en la cause, épouse Maria, partie appelée, le 8 janvier 1972. Ils s’étaient rencontrés en 1961. Au moment de leur mariage Silveriano a 24 ans et Maria 23.
La vie conjugale, sans enfants, connaît l’échec en raison de discordes entre les époux. Douze ans après son mariage, Maria quitte Silveriano.
Le 11 septembre 1985, Silveriano, désireux de retrouver sa liberté, présente un libelle au Tribunal Régional de Bogota, demandant la déclaration de nullité de son mariage pour incapacité d’assumer les obligations essentielles du mariage, pour des causes de nature psychique, de la part des deux époux ou au moins de l’un d’eux. La partie appelée, convoquée, ne répond pas. Le mari demandeur est entendu, ainsi que des témoins, et une expertise portant sur le mari est effectuée. Le 3 septembre 1987, le Tribunal rend une sentence positive, reconnaissant l’incapacité d’assumer de chacun des époux. Cependant le Tribunal d’appel de Colombie, après un complément d’enquête où est entendue l’épouse partie appelée, infirme, le 28 juin 1990, la décision de la 1° instance.
Sur appel de la partie appelée, la cause est transmise à la Rote en 1995. A la demande de l’avocat de l’épouse, présentée le 2 mai 1986, deux chefs de nullité, à juger comme en première instance, sont ajoutés : dol de la part du mari pour extorquer le mariage et condition d’avoir des enfants de la part de l’épouse. Une expertise est à nouveau effectuée.
Nous devons répondre à ces chefs en troisième degré de juridiction.
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EN DROIT
- Attendu qu’il n’y a eu qu’un seul doute, soit un seul chef, présenté et débattu dans les trois degrés de jugement, à savoir l’incapacité des parties d’assumer les obligations essentielles du mariage, auquel les Pères soussignés ont répondu affirmativement dans leur décision, tandis que les chefs de dol et de condition ont été ajoutés inutilement et presque sans fondement en troisième instance, sur la requête de l’avocat commis d’office de l’épouse partie appelée, il n’y a aucune raison, dans cette partie IN JURE, d’étudier ces deux derniers chefs.
- Incapacité d’assumer et obligations essentielles du mariage
C’est le consentement des parties exprimé entre personnes juridiquement habiles qui fait le mariage. Pour qu’il y ait habilité, il faut avant tout que les contractants jouissent de la capacité de comprendre, d’évaluer, ainsi que d’assumer et de donner l’objet du contrat matrimonial.
Pour que le mariage soit déclaré nul, l’incapacité doit exister au moment du consentement, peu important qu’elle demeure éventuellement dans la vie conjugale ou qu’elle disparaisse.
Cette incapacité doit concerner les obligations essentielles du mariage en l’absence desquelles le consentement ne porte sur rien.
On dit que ces obligations sont essentielles, car il faut les distinguer d’autres obligations qui sont considérées comme un complément dans l’alliance conjugale, par exemple une parfaite harmonie entre les parties, ou le succès du mariage, ou la difficulté qu’on appelle aujourd’hui incompatibilité de caractère entre les époux, si l’on regarde le bien des conjoints, étant donné la constante doctrine de Notre Ordre selon laquelle « n’appartiennent pas à ‘l’être’ d’une chose mais plutôt à son ‘bien’ être, les éléments qui rendent plus facile l’exécution des obligations »[1].
Sans aucun doute, même s’il est difficile de déterminer toutes et chacune des obligations, il faut compter celles qui proviennent des propriétés essentielles du mariage (c. 1056) ou de ses ordonnancements naturels (c. 1055), ainsi que les éléments nécessaires qui constituent l’état matrimonial. Ainsi la jurisprudence reconnaît de façon appropriée que les obligations conjugales essentielles sont contenues dans les trois biens du mariage, c’est-à-dire le bien des enfants, celui du sacrement et celui de la fidélité, auxquels il faut ajouter le bien des conjoints[2], qui requiert une nécessaire connexion entre le mariage in fieri, le mariage-alliance, et le mariage in facto esse, le mariage-état de vie.
- Incapacité d’assumer et communauté de vie conjugale
« La vie conjugale in facto esse, a écrit Mgr Pompedda, c’est-à-dire dans son existence, consiste avant tout en un rapport interpersonnel, où entre les parties précède ou est exigée une saine, c’est-à-dire authentique, structure interpersonnelle. Si donc chez le contractant existait (et est prouvé) un grave défaut d’une telle intégration, celui-là est à considérer comme incapable de comprendre la nature de la communauté conjugale, et par conséquent de porter un jugement sur l’instauration d’une semblable communauté pérenne de vie, et cela tout en restant capable de remplir les autres devoirs qui sont étrangers à une telle intégration intrapersonnelle et interpersonnelle »[3].
Le nécessaire rapprochement entre les deux figures citées, c’est-à-dire le mariage in fieri et le mariage in facto esse, a été l’objet d’une abondante jurisprudence de Notre Ordre bien avant la célébration du Concile Vatican II. On lit par exemple dans une sentence c. Anné, du 22 juillet 1969, « Bien plus, si de l’histoire de la vie du marié, suivant l’avis des experts, il apparaît nettement que chez l’époux, dès avant le mariage, manquait gravement l’intégration intrapersonnelle et interpersonnelle, celui-ci doit être réputé inapte à saisir comme il convient la nature elle-même de la communion de vie ordonnée à la procréation et à l’éducation des enfants qu’est le mariage, et par conséquent incapable, pareillement, de juger et de raisonner correctement à propos de l’instauration de cette communauté définitive de vie avec une autre personne. C’est pourquoi, dans ce cas, fait défaut la discretio judicii qui peut conduire à une décision délibérée valide de la communauté conjugale. Sans aucun doute le sujet peut rester capable de remplir d’autres devoirs qui sont étrangers à cette intégration intrapersonnelle et interpersonnelle »[4].
Dans une autre sentence, du 25 février 1969, Mgr Anné avait insisté sur « l’intime conjonction des personnes par laquelle l’homme et la femme deviennent une seule chair, et à laquelle tend comme vers un sommet cette communauté de vie. Cela montre que le mariage est une relation avant tout personnelle et que le consentement matrimonial est un acte de volonté par lequel les époux ‘se donnent et se reçoivent mutuellement’ […]. C’est pourquoi le mariage ‘in facto esse’, c’est-à-dire le mariage-état de vie, doit – dans ses éléments essentiels – être recherché comme objet formel substantiel, au moins implicitement et médiatement, dans le mariage ‘in fieri’, c’est-à-dire le mariage-alliance […]. Certes dans le mariage-état de vie peut manquer la communauté de vie, mais ne peut jamais manquer le droit à la communauté de vie »[5].
- Orietta Fumagalli Carulli a très bien présenté l’espèce d’incapacité du n. 3 du c. 1095 : « L’autonomie du nouveau chef de nullité est faite. Elle repose sur l’impossibilité de donner l’objet du contrat matrimonial et précisément sur la Règle du droit : ‘A l’impossible, personne ne peut être obligé’, ou sur la règle analogue : ‘Personne n’assume validement une obligation qu’il ne peut pas remplir’. Cette impossibilité dérive ou de quelque maladie, ou d’une anormalité, pourvu qu’elle soit grave, même si elle n’est pas maladive, pour des causes de genres divers, parmi lesquelles sont particulièrement importantes, en plus des anomalies psychosexuelles, l’incapacité de relation interpersonnelle qui existe par exemple dans les cas de grave égoïsme ou narcissisme, et l’immaturité affective »[6]. L’auteur poursuit à propos du concept de maturité interpersonnelle des conjoints : « Comme il me paraît juste, on ne voit pas seulement, dans l’évaluation conciliaire de l’amour conjugal, les raisons pour une considération moins matérialiste du ‘droit au corps’, mais encore celles pour un élargissement de l’objet même du consentement, dans le sens qu’il doit comprendre, outre le ‘droit au corps’, le ‘droit à la communauté de vie’ […]. L’incapacité (dans cette direction) doit être jugée aussi en référence au rapport interpersonnel d’intégration réciproque qu’engendre le mariage et qui est à comprendre comme certainement plus ample et diversement qualifié que le rapport sexuel pourtant nécessaire. L’incapacité, pour donner des exemples concrets, sera à considérer présente dans les formes graves de narcissisme, égoïsme, psychopathies constitutionnelles etc. »[7].
- La nature psychique de la cause de l’incapacité d’assumer
- De là nous en venons au cœur du problème, c’est-à-dire à la cause de nature psychique de l’incapacité d’assumer les obligations du mariage, pour laquelle ont été versés des flots d’encre ces derniers temps. En fait, l’expression générale « pour des causes de nature psychique » inclut non seulement les psychoses, mais encore les névroses, comme l’immaturité psycho-affective et psychosexuelle, et toutes les anomalies ou situations psychologiques qui attaquent les facultés psychiques.[8]
« Sous la formule ‘de nature psychique’, écrit une sentence c. Monier, du 11 avril 2008, il faut faire remarquer qu’il n’est pas requis par la loi une maladie mentale strictement dite ou une véritable psychopathie, mais qu’il suffit d’une anomalie ou d’un désordre, tirant son origine d’une cause psychique, qui ne rend pas seulement difficile, mais véritablement impossible, la capacité d’assumer les obligations conjugales »[9].
Un maître bien connu nous enseigne : « Les psychopathies, bien qu’elles ne soient pas reconnues comme de véritables maladies mentales, peuvent tellement troubler le sujet ou concerner spécifiquement le mariage ou quelques circonstances du mariage, qu’elles rendent le contractant inhabile à donner un véritable consentement matrimonial »[10].
- L’immaturité psycho-affective, dont souffrent largement les jeunes actuels lorsqu’ils se marient, consiste dans une « fixation du processus de l’évolution psycho-affective dans la période de l’enfance avec le mode d’agir propre à cet âge, ou dans une régression vers la période antérieure »[11].
« La difficulté majeure […] est dans l’évaluation de la maturité-immaturité, cette maturité-immaturité qui est grave et qui est en rapport avec les obligations essentielles du mariage du fait que ces termes indiquent une relation dynamique, soit vers une évolution de la personnalité humaine jusqu’à la mort, soit parce qu’ils entrent dans la qualification du tempérament, du caractère, du substrat endothymique de la personnalité, toutes choses qui agissent de diverses façons et inter-agissent dans la même personne, et cela selon les inégalités du temps, d’espace, de culture, de société »[12].
Quelle que soit la nature psychique de la cause de l’incapacité, il faut toujours avoir devant les yeux la distinction entre l’incapacité et la simple difficulté.[13]
- La preuve de l’incapacité d’assumer
- Quant à la preuve de l’incapacité psychique d’assumer les obligations conjugales, trois éléments sont à examiner : a. la nature, l’origine et le degré de la perturbation psychique ; b. l’existence de la perturbation psychique à l’époque du mariage ; c. l’influence de la perturbation sur le consentement matrimonial.
Cette incapacité est prouvée directement par l’œuvre des experts dans le diagnostic de la nature pathologique de l’anomalie présumée, et indirectement par les faits, circonstances et indices présentés en jugement par les parties et les témoins.
EN FAIT (résumé)
La cause présente a débuté en 1986. Elle est parvenue à la Rote en 1995, où en 2005, après le changement d’avocat et le départ pour limite d’âge du ponent, Mgr Serrano, a été nommé le ponent actuel. Les Pères trouvent ce parcours judiciaire vraiment trop long !
- Le chef du dol
Quel que soit le problème de la rétroactivité de ce chef, puisque le mariage a été célébré le 8 janvier 1972, donc sous le régime du Code de 1917, le dol n’est absolument pas prouvé.
L’épouse en effet déclare avoir été trompée par son mari, qui lui a caché qu’il était stérile. Les témoins parlent vaguement de cette stérilité, qui reste donc incertaine et dont les actes ne contiennent aucun document clinique. Par contre ils montrent clairement que le mari ignorait son état et les examens médicaux que celui-ci a subis après son mariage démontrent sa bonne foi. Il faut ajouter que Maria a épousé Silveriano contre l’avis de ses parents et parce qu’elle aimait le jeune homme, et qu’après avoir découvert, après son mariage, la stérilité de son mari elle n’a pas quitté celui-ci. Enfin les témoins assurent que l’échec du mariage est dû uniquement à l’infidélité de l’épouse.
- Le chef de condition
Ni Maria, ni les témoins, ne parlent de l’apposition, explicite ou implicite, d’une condition de l’épouse sur le rapport nécessaire entre la validité du mariage et la génération d’un enfant. Maria n’avait aucune raison de douter des possibilités et de l’attitude de Silveriano. La séparation définitive des époux, décidée par Maria, est plutôt à attribuer à son amour pour un autre homme.
- L’incapacité d’assumer et de remplir les obligations essentielles du mariage, de
la part des deux époux
Les Pères estiment que cette incapacité est uniquement de la part du mari.
En ce qui concerne l’épouse, le demandeur et les témoins n’ont que des déclarations générales et lorsqu’ils parlent de son immaturité, c’est de façon très vague, comme le reconnaît le défenseur du lien lui-même.
Par contre, certains sont plus explicites à propos du mari : « Il n’a aucun sens de la responsabilité qu’il doit avoir », mais c’est peu.
Deux expertises ont été faites, l’une en 1987 par le docteur V., l’autre à la Rote par le professeur Callieri.
Le docteur V. a examiné les actes et interrogé le demandeur. Il indique chez celui-ci un trouble asthénique de la personnalité et considère qu’il n’avait pas au moment du mariage la capacité suffisante d’assumer les obligations essentielles du mariage. Il a d’ailleurs le même avis pour Maria, l’épouse.
Le professeur Callieri a étudié les actes et les conclusions de l’expert de première instance et il se dit certain de la présence d’une anomalie psychique au moins chez le mari : « La structure de la personnalité du demandeur est celle d’une personne de faible niveau intellectuel, d’une faible capacité d’autoréflexion critique, avec une tendance à la carence d’autonomie du jugement et de possibilité de décision […]. Un tel état psychologique est d’origine et de nature constitutionnelle […]. Un tel trouble, de par sa nature spécifique, n’est pas transitoire mais habituel […]. Le désordre psychique du mari […] rendait très difficile, pour ne pas dire proprement impossible, de remplir l’obligation conjugale […] de la réciprocité interpersonnelle de co-appartenance mutuelle ».
Cela étant, les Pères soussignés considèrent que la preuve de l’incapacité de l’épouse n’est pas rapportée, tandis qu’à partir des expertises, des faits attestés, et de la conduite du mari, ils affirment que celui-ci était incapable d’assumer et de remplir les obligations conjugales essentielles.
Constat de nullité
pour incapacité du mari d’assumer les obligations essentielles du mariage
Vetitum pour le mari
Pio Vito PINTO, ponent
Maurice MONIER
Jair FERREIRA PENA
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[1] C. DORAN, 18 mars 1988, SRRDec, vol. LXXX, p. 176, n. 5
[2] Cf. c. STANKIEWICZ, 23 juin 1988, SRRDec, vol. LXXX, p. 417, n. 5
[3] M.F. POMPEDDA, Nevrosi e personalità psicopatiche in rapporto al consenso matrimoniale, dans Perturbazioni psichiche e consenso matrimoniale nel diritto canonico, Rome 1976, p. 55
[4] C. ANNE, 22 juillet 1969, SRRDec, vol. LXI, p. 865
[5] Dans Il diritto Ecclesiastico, 1970, p. 227 ; cf. c. FERREIRA PENA, 26 mai 2000, SRRDec, vol. XCII, p. 417, n. 7
[6] O. FUMAGALLI CARULLI, Il matrimonio canonico dopo il concilio. Capacità e consenso, Milan 1978, p. 36 sq.
[7] Même endroit
[8] Cf. c. FUNGHINI, 17 janvier 1996, SRRDec, vol. LXXXVIII, p. 16, n. 10
[9] C. MONIER, 11 avril 2008, P.N. 19.673, n. 6
[10] M.F. POMPEDDA, Ancora sulle nevrosi e personalità psicopatiche in rapporto al consenso matrimoniale, dans Borderline, nevrosi e psicopatie in riferimento al consenso matrimoniale nel diritto canonico, Rome 1981, p. 58
[11] C. STANKIEWICZ, 17 décembre 1987, SRRDec, vol. LXXIX, p. 746, n. 9
[12] C. COLAGIOVANNI, 30 juin 1987, SRRDec, vol. LXXIX, p. 466-467, n. 7 et 11
[13] Cf. JEAN-PAUL II, Discours à la Rote, 5 février 1987, AAS, vol. LXXIX, p. 1457, n. 7 ; cf. sentence citée c. MONIER
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