38_Erlebach_4juin2009

38_Erlebach_4juin2009

Coram  ERLEBACH

 Défaut de discretio judicii

Incapacité d’assumer

 Tribunal régional du Latium (Italie) – 4 juin 2009

P.N. 19.794

Constat de nullité

pour défaut de discretio judicii

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PLAN  DE  L’IN  JURE

  1. La présomption de capacité consensuelle
  2. Remarques sur la discretio judicii
  3. Remarques sur l’incapacité d’assumer
  4. Les relations entre les n° 1, 2, 3 du c. 1095
  5. Le rôle nécessaire des experts

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EXPOSÉ  DES  FAITS (résumé)

 Giuseppe B., né le 9 mars 1932, demandeur, et Francesca C., née le 3 février 1943, partie appelée, ont fait connaissance lorsque celle-ci a épousé le cousin de Giuseppe.

 Francesca est devenue veuve par la suite et la femme de Giuseppe est morte en 1991.

 Les deux parties divergent sur le début de leurs fréquentations. Francesca rendait service dans le soin de la maison de Giuseppe, surtout après la mort de l’épouse de ce dernier. Toujours est-il que, veufs tous les deux, ils se sont mariés le 26 août 1993. La vie conjugale n’a pas été heureuse et, deux mois après leur mariage, Giuseppe et Francesca se sont séparés.

 Désireux de retrouver son entière liberté, Giuseppe, le 7 octobre 1996, s’est adressé au Tribunal régional du Latium, demandant la déclaration de nullité de son mariage pour exclusion, de sa part, de l’indissolubilité du mariage. Le Tribunal a procédé à l’instruction habituelle, mais alors que le décret de conclusion de la cause avait été prononcé, l’avocate de Giuseppe a demandé l’adjonction de nouveaux chefs de nullité, à savoir le manque de discretio judicii et l’incapacité d’assumer de la part du mari demandeur, ce qu’a admis le Tribunal, en mettant en premier lieu dans le doute concordé les 2 chefs relevant du c. 1095, et de façon subordonnée l’exclusion du bien du sacrement. Un complément d’instruction a donc été fait, au cours duquel une expertise psychologique-psychiatrique sur le mari demandeur a été réalisée.

 Le 22 mai 2001, le Tribunal a rendu une sentence affirmative sur le défaut de discretio judicii et l’incapacité d’assumer.

 L’épouse partie appelée a fait appel à la Rote où le Tour coram Ciani a admis la cause à l’examen ordinaire du second degré et, le 19 octobre 2005, a rendu une sentence négative sur les deux chefs que le Tribunal de 1° instance avait estimé prouvés. Le demandeur a fait appel. En 3° instance, Nous avons à répondre au doute concordé en ces termes : « La preuve est-elle rapportée que le mariage en cause est nul pour défaut de discretio judicii et/ou pour incapacité d’assumer les obligations essentielles du mariage de la part du mari demandeur ?». Une nouvelle expertise psychologique-psychiatrique a été exécutée, par examen direct du mari demandeur.

 

EN  DROIT

 

  1. La présomption de capacité consensuelle

 

  1. Les personnes d’âge mûr sont censées être dotées de la capacité nécessaire pour contracter mariage, ce qui est encore plus à présumer chez ceux qui ont connu pendant des années une vie matrimoniale heureuse et qui, devenus veufs, se sont remariés. Toutefois cette présomption n’exclut pas la preuve contraire.

 

La cause efficiente unique du mariage est le consentement des parties (cf. c. 1057 § 1). La doctrine de l’Eglise est très ferme sur le fait que l’institution du mariage est fondée sur la volonté du Créateur, et que le Christ Seigneur « vient à la rencontre des époux chrétiens par le sacrement du mariage »[1]. Cependant le mariage n’existe dans le concret que par la volonté des contractants correctement manifestée, pourvu que ceux-ci soient capables. Il n’y a donc pas de sacrement de mariage si manque un consentement juridiquement efficace.

 

Lorsque la validité du mariage est attaquée en raison d’une forme d’incapacité consensuelle, comme dans la cause présente, il faut que soit perçue la capacité des parties au moment de la célébration du mariage controversé. La présomption dont il a été question plus haut, par conséquent, admet la preuve du contraire, et donc c’est au demandeur qu’incombe la charge de prouver l’incapacité actuelle, c’est-à-dire celle qui existait au moment du mariage. Cela, bien que difficile, n’est pas a priori impossible, parce qu’on ne peut pas exclure qu’une personne capable de se marier puisse perdre sa capacité au cours du temps en raison d’une anomalie survenue à une certaine époque, ou en raison d’autres facteurs.

 

  1. Selon la déclaration du Législateur, sont incapables de contracter mariage non seulement ceux qui manquent de l’usage suffisant de la raison, mais encore « ceux qui souffrent d’un grave défaut de discretio judicii concernant les droits et les devoirs essentiels du mariage à donner et à recevoir mutuellement » (c. 1095, 2°), et « ceux qui pour des causes de nature psychique ne peuvent assumer les obligations essentielles du mariage » (c. 1095, 3°).

 

Les principes du droit et de la jurisprudence sur ces deux figures d’incapacité consensuelle ont été abondamment étudiés. Il n’est donc pas nécessaire de les répéter. Il suffira seulement de faire quelques remarques de grande importance au sujet de l’affaire présente.

 

  1. Remarques sur la discretio judicii

 

La discretio judicii proportionnée au mariage indique non seulement la faculté d’évaluer dans l’abstrait les droits et les devoirs essentiels du mariage, mais encore elle marque la nécessité pour le contractant d’avoir la faculté de porter un jugement pratico-pratique sur le mariage à célébrer ici et maintenant avec une personne déterminée. Toutefois, même si les termes de « discretio judicii » visent plutôt la seule fonction de discernement, ou d’évaluation, qui appartient avant tout mais pas exclusivement à la faculté intellective, la notion de discretio judicii comprend aussi la faculté de faire des choix ou, en d’autres termes, de se déterminer soi-même, par un acte véritablement humain, au mariage qui est proposé. Ce dernier élément relève surtout de la sphère de la volonté et présuppose une suffisante liberté interne.

 

  1. Remarques sur l’incapacité d’assumer

 

Puisque l’incapacité née d’un grave défaut de discretio judicii empêche le sujet de pouvoir émettre un consentement juridiquement valide, même si de fait a lieu la cérémonie du mariage, l’incapacité d’assumer les obligations essentielles du mariage regarde l’impossibilité du sujet de remplir par la suite les obligations conjugales essentielles. Mais il n’y a incapacité que si quelqu’un, au moment du consentement, n’est pas capable de remplir au moins l’une des obligations vraiment essentielles du mariage. Il est très difficile d’établir le catalogue de toutes et chacune des obligations essentielles. On admet cependant ordinairement qu’il s’agit des obligations qui regardent les fins institutionnelles du mariage, comme le sont le bien des conjoints et le bien des enfants, et celles qui touchent directement les propriétés essentielles du mariage, c’est-à-dire les biens de la fidélité et du sacrement. Il faut toutefois dans chaque cas bien voir si l’obligation, que le contractant, au moment de l’émission de son consentement, n’a pas été capable de mener à bien, doit être considérée comme véritablement essentielle, ou si elle appartient plutôt au mieux-être de la vie conjugale.

 

  1. Les relations entre les n° 1, 2, 3 du c. 1095

 

  1. Fréquemment les docteurs et les juges au for canonique pensent qu’il y a presque une gradation parmi les formes d’incapacité de telle sorte que la première forme énumérée au c. 1095 comporte également une forme ou des formes indiquées dans la suite du canon. Sans aucun doute cela est vrai en ce qui concerne la relation entre le défaut d’usage suffisant de la raison et le défaut de discretio judicii : une personne qui n’a pas l’usage suffisant de la raison ne peut pas, a fortiori, jouir d’une discretio judicii suffisante.

 

Un doute s’applique cependant à la relation entre le défaut d’usage suffisant de la raison et l’incapacité d’assumer, et plus encore à la relation entre le défaut de discretio judicii et l’incapacité d’assumer. Plutôt que de débattre dans l’abstrait, il faut voir la question dans le cas concret, en examinant et les causes de chacune de ces formes d’incapacité, et l’obligation matrimoniale essentielle qui ne peut pas être remplie. Il est vrai que souvent la même cause d’ordre psychique peut donner lieu à l’une ou l’autre des formes d’incapacité, mais il est également vrai qu’il n’est pas nécessaire qu’il en soit ainsi dans tous les cas, surtout s’il s’agit d’un effet purement transitoire (comme dans le cas d’une grave intoxication), ou très spécifique (comme dans le cas de l’incapacité hypothétique de réaliser un acte psychologique apte de consentement, en raison d’une imposition faite dans ce qu’on appelle le ‘transhypnotique’). On doit donc voir dans chaque cas si, étant prouvée une incapacité selon le c. 1095, 1° ou 2°, on a également une preuve suffisante d’une incapacité d’assumer (si elle se rapporte à l’objet légitime du jugement). La première ne comporte pas la seconde nécessairement, ou, en d’autres termes, ipso facto.

 

On ne peut pas exclure non plus l’hypothèse de plusieurs causes de nullité, dont une seule rend la personne incapable de réaliser un acte psychologique apte de consentement, tandis qu’en raison d’une autre cause la même personne est incapable d’assumer les obligations essentielles du mariage. Dans ce cas il y a concomitance de deux formes d’incapacité, mais non dépendance de la seconde par rapport à la première.

 

  1. Le rôle nécessaire des experts

 

  1. Comme dans les causes d’incapacité il est très important de déterminer si le contractant avait été affecté, à l’époque du consentement, d’une anomalie d’ordre psychique, et, si oui, quels en avaient été les effets sur les facultés de ce contractant, les expertises, outre les déclarations des parties et des témoins, sont très importantes : « Le juge examinera ces expertises de façon critique, lui à qui revient de se former une certitude morale sur l’incapacité, ou non, d’émettre un consentement valide, puisque, assurément, l’expertise est très utile pour diagnostiquer l’existence, l’origine, la gravité, mieux l’importance, de l’anomalie tant en ce qui concerne le sujet […], qu’en ce qui regarde la construction des relations conjugales, et surtout pour établir son influence, ou non, sur le choix délibéré du mariage »[2]. Pour que soit admise toutefois la conclusion de l’expertise, il est nécessaire qu’il soit « prouvé qu’elle s’accorde avec les actes du procès, qu’elle soit conçue selon une méthode scientifique correcte, qu’elle soit informée d’une saine anthropologie chrétienne et qu’elle n’obéisse à aucun concept matérialiste ni à aucun déterminisme de la personne humaine »[3].

 

EN  FAIT  (résumé)

 

  1. La version des faits selon le mari demandeur

 

Les parties en cause ont des positions opposées sur les motifs qui les ont poussées au mariage et celles qui ont conduit à la fin de leur vie commune.

 

Giuseppe déclare avoir mieux connu Francesca au moment de la maladie de sa femme, parce qu’elle venait rendre visite à celle-ci et qu’elle aidait aux tâches ménagères. Comme elle prenait cependant trop de place dans la vie de la maison, Giuseppe, en janvier 1993, mit fin à ses venues.

 

Le 30 avril suivant, la femme de Giuseppe meurt, laissant son mari dans de grandes difficultés matérielles et morales. C’est alors, dit-il, que Francesca a repris ses visites chez lui. Elle était très gentille, mais de temps en temps lui demandait de l’argent. Toujours selon Giuseppe, Francesca, brusquement, lui a proposé de l’épouser, ce qu’il a d’abord trouvé prématuré, d’autant qu’il n’avait aucun sentiment affectif pour elle, mais Francesca a tellement insisté qu’il a accepté le mariage, qui a eu lieu le 26 août 1993.

 

Toutefois, rapporte Giuseppe, des difficultés sont arrivées en raison des exigences financières de Francesca, qui voulait une voiture, un manteau de fourrure etc… parce qu’elle « devait assurer son avenir au cas où je mourrais ». Les prétentions exagérées de Francesca amenèrent Giuseppe à demander qu’elle retourne chez elle.

 

  1. La version des faits selon l’épouse partie appelée

 

La version de Francesca est différente. Elle a connu Giuseppe en 1981, lorsqu’elle a épousé son cousin. Il l’a courtisée mais « j’ai toujours refusé ses attentions ». Arrive la grave maladie de l’épouse de Giuseppe. Selon Francesca, celui-ci lui demande de venir l’aider chez lui, et cette demande se fait très insistante après le décès de sa femme.

 

Francesca ne parle pas de la raison pour laquelle son mariage avec Giuseppe a eu lieu si rapidement après la mort de son épouse, et en ce qui concerne les motifs de leur séparation, elle fait part de sa découverte d’un homme possessif, avare au-delà de toute limite, désagréable dans son comportement avec elle.

 

Qui faut-il croire ? Il semble malgré tout que Giuseppe soit plus crédible que Francesca.

 

  1. L’incapacité consensuelle du mari demandeur

 

Des éléments importants à ce sujet se trouvent dans les actes de la première instruction, lorsque l’objet du jugement était seulement l’exclusion par le demandeur du bien du sacrement.

 

Giuseppe, on l’a dit, a connu de grosses difficultés psychologiques après la mort de sa femme. De nombreux témoins confirment l’abattement moral du demandeur et l’un d’eux déclare : « Je ne crois pas que Giuseppe soit arrivé au mariage avec l’état d’esprit de quelqu’un qui pense former une véritable famille pour toujours. Il était tellement effondré que pour lui tout était bon pour ne pas rester seul ».

 

On voit que l’état psychique du demandeur après la mort de sa femme et juste avant son mariage était perturbé.

 

De plus, ce que raconte Giuseppe sur les manœuvres de Francesca pour qu’il l’épouse et sur son absence totale de réaction à ces agissements laisse un doute sur sa capacité consensuelle, surtout en ce qui concerne la discretio judicii. Il faut donc écouter ce que disent les experts.

 

  1. Les experts

 

  1. En première instance, le professeur B. a examiné le demandeur et a consulté les actes du dossier. Pour l’expert, « le demandeur présentait, au moment de son mariage, un grave état dépressif avec des manifestations psychotiques. Il y avait en outre quelques traits de trouble dépendant de personnalité, […] avec une incapacité d’assumer les décisions quotidiennes et peur d’être abandonné […]. Il n’était pas en mesure, au moment de son mariage, d’exprimer un consentement libre, plénier et responsable ».

 

L’expert souligne les conséquences de l’anomalie du demandeur sur sa capacité d’assumer : « il n’était pas en mesure d’instaurer un rapport interpersonnel authentique, tourné vers la mutuelle donation-acceptation matrimoniale ».

 

On peut se dire que l’expert empiète sur le terrain canonique, mais en fait il répond à la question posée par les juges : « Les parties étaient-elles en mesure d’instaurer un rapport interpersonnel authentique, en réalisant ce qui est prévu aux c. 1055 et suivants », question tout à fait inopportune qui pousse l’expert à entrer dans le domaine canonique.

 

  1. En troisième instance à la Rote, le professeur T. a lui aussi étudié le dossier et examiné personnellement le demandeur. Il serait trop long de reprendre ici tous les éléments de l’expertise, d’autant que le professeur T. confirme substantiellement le rapport de son confrère de 1° instance. Toutefois la seconde expertise montre bien que l’anomalie du demandeur l’a surtout rendu incapable de réaliser un acte de consentement qui soit valide sous l’aspect psychologique, et cela a des conséquences juridico-canoniques sous la forme d’un grave défaut de discretio judicii. On ne peut pas exclure la nullité du mariage pour incapacité d’assumer les obligations matrimoniales essentielles, mais l’expert ne retient pas cette hypothèse et donc il faut s’en tenir au seul défaut de discretio judicii, ce que n’ont pas fait les juges de la 1° instance.

 

  1. A propos de la sentence négative de seconde instance

 

Les Juges de la seconde instance, quant à eux, ont rendu une sentence négative en raison des contradictions entre les déclarations du demandeur et celles de la partie appelée. Certes des objections de ce genre sont fondées, mais si la preuve de la nullité alléguée n’est pas rapportée, il n’est pas requis une certitude morale pour prononcer une sentence en faveur du lien. Toutefois, pour ne pas mettre en péril le salut des âmes, il faut voir s’il y a un espoir raisonnable d’évacuer les difficultés – dans ce cas, on peut toujours faire un complément d’instruction -, mais si cet espoir n’existe pas, il faut trancher en faveur du lien.

 

En cette 3° instance il y a certaines ombres, mais elles ne touchent pas la substance de la cause. Le Tribunal n’a pas à écarter tous et chacun des doutes qui regardent des faits secondaires, c’est-à-dire non juridiques, s’il existe une certitude morale de la preuve d’au moins un chef de nullité.

 

Constat de nullité

seulement pour défaut de discretio judicii

de la part du mari demandeur

 

Vetitum pour le mari demandeur

 

Gregor ERLEBACH, ponent

Jair FERREIRA PEÑA

Giuseppe SCIACCA

 

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[1] GAUDIUM et SPES, n. 48, § 2

[2] C. SCIACCA, 17 décembre 2004, A. 137/04, n. 12

[3] C. FERREIRA PEÑA, 14 mai 2004, A. 52/01, n. 8

À propos de l’auteur

Yves Alain administrator

Je suis un homme ordinaire, évoluant d'une posture de sachant à celle de sage. La vie m'a donné de nombreux privilèges : français, catholique, marié, père de six enfants, grand-père, ingénieur polytechnicien, canoniste, médiateur, coach, écrivain et chef d'entreprise (https://energeTIC.fr) Il me faut les lâcher peu à peu pour trouver l'essentiel. Dans cette quête, j'ai besoin de Dieu, de la nature et peut-être de vous.